Valérie Mangin: « J’ai voulu donner leur chance aux peuples précolombiens »
Et si les Incas avaient envahi l’Europe pour éviter d’être anéantis par les Conquistadors ? Dans « Luxley », Valérie Mangin inverse les rôles et invite le lecteur à s’imaginer du côté des vaincus et donc à réfléchir sur l’oppression de certains peuples d’hier, mais aussi d’aujourd’hui.
Quelle est la base de cette série ?
Valérie Mangin: « Luxley » est une uchronie, une réécriture de l’Histoire à partir d’un événement imaginaire. Dans la série, ce ne sont pas les Occidentaux qui ont découvert l’Amérique, mais les peuples précolombiens qui ont débarqué en Europe au Moyen Age et en ont fait la conquête. Seuls quelques chevaliers leur résistent encore. Ils sont menés par Robin de Luxley alias Robin des Bois.
Malgré la cruauté de ses personnages, c’est une série très engagée contre la guerre et l’oppression des peuples. C’était aussi le but ?
V.M.:Bien sûr. Pour moi, il n’y a pas d’opposition entre le fait de montrer la cruauté et celui de dénoncer l’oppression au contraire : l’un ne peut aller sans l’autre quasiment. Parler contre la guerre sans montrer ses ravages, c’est débiter un lieu commun « politiquement correct », ce n’est pas explorer une problématique dramatique. Inversement, montrer des massacres sans leur donner aucun sens, ce n’est que flatter les bas instincts des lecteurs ou les siens propres. Cela n’aurait pas beaucoup d’intérêt.
C’est plus facile de faire prendre conscience de l’horreur d’une guerre quand on place le lecteur du côté des vaincus ?
V.M.:Malheureusement, oui ! Tant que le vaincu reste l’autre, l’étranger, ses malheurs restent moins graves que ceux qui frappent nos proches ou les membres de notre communauté.
Nous avons besoin de nous identifier pour compatir vraiment. Il n’y a qu’à voir l’écart de réaction que provoque un massacre ici par rapport à la même tragédie arrivée de l’autre côté du monde. Pire, le meurtre de quatre personnes en France nous touchera toujours plus que la mort de milliers d’autres au Moyen-Orient. Il est facile de deviner ce qui fera le gros titre du journal de 20h.
Est-ce que vos études d’histoire vous sont très utiles pour construire ce genre d’uchronie ?
V.M.:Oui, elles me permettent de construire un contexte historique crédible. Il ne passe pas que par des aspects graphiques comme les monuments ou les costumes, mais aussi par le respect des mentalités médiévales ou précolombiennes. Une pratique atroce pour nous peut être parfaitement normale pour une autre civilisation. Je pense au sacrifice humain cher aux Mayas. Sans l’approuver, bien sûr, je me dois de le remettre dans son contexte « normal » par respect pour eux. C’est un grand mot, mais à quoi bon dénoncer les horreurs de la conquête si c’est pour nier la vérité des victimes…
Est-ce que les Incas auraient vraiment pu essayer d’envahir l’Europe ?
V.M.:Je ne pense pas. Au moment où les conquistadors sont arrivés, les Incas s’intéressaient surtout à leur propre continent. Ils essayaient de l’unifier autour de leur empire. Et, de toute façon, ils n’avaient pas les moyens techniques nécessaires pour entreprendre la traversée de l’Atlantique et encore moins pour envoyer une armée de conquête en Angleterre.
Pourquoi avoir introduit un côté fantastique ?
V.M.:Pour donner leur chance aux peuples précolombiens ! Dans la réalité, quand ils se rencontrent, les Incas et leurs voisins sont moins avancés techniquement que les Européens. C’est pourquoi ceux-ci l’emportent avec autant de facilité. Comme je ne voulais pas nier cet écart technologique, j’ai cherché un autre moyen pour l’Inca de vaincre les Occidentaux. La magie m’est venue assez naturellement à l’esprit. Quand on prédit le futur, c’est aisé d’identifier ses futurs ennemis et encore plus aisé de les vaincre.
Est-ce qu’il ne sera pas encore plus excitant d’essayer de coller au maximum à la réalité historique ?
V.M.:Non, ce serait juste plus facile. Je n’aurais plus à avoir d’idées personnelles : il me suffirait d’ouvrir mes livres pour y trouver le matériel de mes albums… Bon, j’exagère bien sûr. Je n’ai rien contre la BD historique et je compte même la pratiquer à l’occasion. Mais, on me reproche souvent mon utilisation du fantastique. Beaucoup de gens considèrent encore ce genre comme puéril ou populaire au mauvais sens du terme. Sans doute oublient-ils que les plus grands auteurs de BD l’ont pratiqué avec bonheur. Que serait l’œuvre d’un E. P. Jacobs ou d’un Alan Moore sans le fantastique…
Pourquoi avoir choisi d’utiliser Robin des Bois plutôt qu’un personnage entièrement neuf ?
V.M.:Pour tout le monde, Robin des Bois est l’archétype du résistant en lutte contre la tyrannie. Cela m’intéressait de mettre ce symbole positif en face de ses contradictions. Dans « Luxley », il lutte contre l’invasion de l’armée de l’Inca. Le « hic », c’est que cet Inca n’a ordonné la conquête de l’Occident que pour éviter la future arrivée des Conquistadors. Ses soldats défendent préventivement leurs descendants, ce ne sont pas que des « méchants » avides de sang et de pouvoir. Leur lutte aussi est légitime. Robin doit bien le reconnaître même s’il n’en a aucune envie !
Ce quatrième tome introduit un nouveau personnage : le sultan Saladin. Était-il aussi machiavélique ?
V.M.:Machiavélique ? Je ne sais pas. Mais c’était un grand politique très rusé… pour le meilleur et pour le pire en ce qui concerne ses relations avec les chrétiens européens. Il faut penser qu’on est à l’époque des croisades et des guerres quasiment perpétuelles au Moyen-Orient. Saladin, c’est le meilleur ennemi de l’Europe de l’époque : on le respecte autant qu’on le craint.
Dans le dossier de presse, on peut lire que la série approche de son terme. Le tome 5 intitulé « Le Nouveau Monde » sera le dernier Luxley ?
V.M.:Le dernier tome de la série devrait sortir au printemps l’an prochain. Francisco travaille dessus actuellement. Luxley et l’Inca vont enfin s’y rencontrer. Je dois dire que j’attendais cela avec pas mal d’impatience. Plus que de deux hommes, ce sera le choc entre deux visions du monde. Pour l’instant, il n’y a pas d’autres cycles de prévus, mais qui sait ? Seul l’Inca connaît le futur…
Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
« Luxley », tome 4 « Le Sultan » paru fin janvier 2009. Par Valérie Mangin et Ruizge. Ed. Soleil (12,90 euros).