Christophe Bec: «Bruce J. Hawker a été un véritable choc»
Presque trente ans après la fin de ses aventures, Bruce J. Hawker retrouve la barre du H.M.S. Lark grâce à Carlos Puerta et Christophe Bec. Ce dernier rend ainsi un bel hommage à l’un des personnages qui lui ont donné envie de faire de la bande dessinée. Une interview sans langue de bois où le scénariste parle du héros créé par William Vance et règle ses comptes avec le milieu de la BD.
Qui est Bruce J. Hawker?
Christophe Bec. Un personnage créé à l’origine par William Vance, il s’agit d’un jeune lieutenant dans la Royal Navy, qui se retrouve vite être le jouet de l’amirauté. D’ailleurs beaucoup trop jeune normalement pour avoir pu accéder à ce grade. Ensuite, William Vance s’est fait aider par André-Paul Duchâteau pour l’écriture des histoires, aventures publiées à l’origine dans l’hebdomadaire Femmes d’aujourd’hui, puis reprises dans le Journal de Tintin. Sept albums ont été publiés aux éditions du Lombard. Le dernier tome « Le Royaume des enfers » estsorti en 1996, cela fait donc 28 ans qu’il n’y avait pas eu de nouvel album, et c’est un grand honneur aujourd’hui. Il s’agissait en réalité du personnage favori de Vance, qu’il a dû – sans doute à regret – délaisser pour XIII à cause de l’immense succès de ce dernier. Il prévoyait cependant de continuer la série, mais la maladie l’en a empêché. J’ai eu le privilège d’accéder au script, intitulé Signal 314, ainsi qu’aux esquisses des premières planches.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de reprendre ce personnage?
C.B. C’est un personnage que j’adore depuis la découverte des planches du tome 2 « L’Orgie des Damnés » dans les pages du Journal Tintin. Un véritable choc, de ceux qui ont donné naissance à ma vocation. Mais jamais je n’avais envisagé une reprise. Cela s’est fait par hasard, ce n’est absolument pas une commande d’éditeur comme j’ai pu le lire sur des forums où les gens se croient bien informés. En fait, j’avais contacté le fils de William Vance, Eric, pour lui demander l’autorisation d’utiliser pour la reprise de Bob Morane le logo-titre dessiné par son père. Il se trouve que le courant est bien passé entre nous, je pense qu’Eric savait à quel point les œuvres de son père avaient été importantes pour moi. Un jour, alors que j’étais en vacances, il m’a appelé pour me proposer la reprise des séries de son père. J’ai écarté les personnages plus mineurs comme Ringo ou Howard Flynn, pour me concentrer sur Ramiro, personnage qui me semblait plus à ma porté que Hawker. Mais Dargaud, l’éditeur, ne semblait pas intéressé, contrairement au Lombard concernant Bruce J. Hawker. Ils étaient très enthousiastes.
Vous êtes amateur d’aventures maritimes?
C.B. Je ne suis absolument pas un spécialiste des récits maritimes. Je me suis donc documenté, j’ai lu des ouvrages : romans, dictionnaires, ouvrages techniques,… et vu des films. Malgré ça, je me suis rapidement rendu compte que ce ne serait pas suffisant, j’ai alors demandé de l’aide, et Jean-Yves Delitte, auteur de BD bien connu mais aussi peintre officiel de la Marine belge et membre titulaire de l’Académie des Arts et Sciences de la Mer, a accepté de m’aider. Il m’a conseillé et corrigé. Il m’a permis d’éviter des écueils que les spécialistes ne m’auraient certainement pas pardonné.
Ses nouvelles aventures le mêlent à une chasse au trésor sur les traces des Templiers. Vous évoquez également la découverte de l’Amérique par les Vikings 500 ans avant Christophe Colomb. Il était important d’ancrer certains éléments de votre récit dans l’histoire?
C.B. Tout est parti d’une émission de TV où deux frères recherchent depuis des années un ancien trésor sur une petite île de la Nouvelle-Écosse. Des légendes rapprochent ce trésor à celui des Templiers, et alors que je cherchais une idée pour Hawker, je tombe sur un épisode où ils découvrent le bouton en or de l’uniforme d’un officier de la Royal Navy, et là ça a fait tilt… et si c’était le bouton de Bruce J. Hawker ! Je me suis documenté sur les Templiers, leur fuite à bord de nefs du port de La Rochelle, et du fait qu’ils s’appuyaient sur des cartes maritimes vikings. On sait aujourd’hui que ce n’est pas Christophe Colomb qui a foulé le premier le sol des Amériques, mais bien les vikings islandais menés par Leif Erikson, ils nommaient ces terres le Vinland.
Si je devais trouver une idée nouvelle pour cette reprise de Hawker, c’est parce que j’avais dû revenir sur ma première idée qui était de repartir du script inachevé de William Vance : Signal 314. A la lecture je me suis rendu compte que ce récit appartenait à son créateur, et je ne voyais pas comment ne pas le trahir. Alors en forme de clin d’œil, j’ai juste repris l’idée de départ à Gibraltar et la rencontre avec l’amiral Nelson. J’ai par contre changé la teneur de leur discussion, j’ai choisi d’évoquer une anecdote du tome 1 selon laquelle Hawker aurait sauvé la vie de Nelson lors d’une bataille navale. J’ai lu aussi pas mal de bêtises à ce propos, quelques lecteurs pensent que c’est totalement stupide d’avoir démarré l’histoire en Espagne, qu’il n’y a pas de rapport avec la guerre qui opposait les Français et les Anglais. Je ne pensais pas qu’on pouvait ignorer que Gibraltar est possession du Royaume-Uni (initialement de l’Angleterre) et ce depuis 1704.
Je ne l’ai pas précisé dans mon histoire, c’est vrai, mais je crois que certains fans de BD donneurs de leçons qui pensent qu’ils ont la légitimité de détruire des ouvrages et le difficile travail d’auteur sur des forums spécialisés devraient, en plus d’ouvrir quelques livres d’Histoire, regarder la définition du mot « cuistre ». Bref, c’est à la fois correct historiquement mais c’est également une volonté de rendre hommage à William Vance, et ce n’est pas « ridicule » comme l’a écrit un certain Cooltrane sur BDGest, forum sur lequel je subis un incompréhensible bashing depuis plus de 10 ans.
Ces critiques vous font mal
C.B. Je dois avouer que le petit monde de la BD me fatigue de plus en plus, j’avais d’ailleurs envisagé un temps d’arrêter, à cause du marché tel qu’il est, de la frilosité des éditeurs et de toutes les conneries monstrueuses que j’entendais ou lisais à propos de moi et de mes albums. J’ai stoppé plus d’un an pour écrire une série TV, un gros projet qui pour l’instant rencontre des difficultés de financement. J’ai finalement été contraint de revenir à la BD, à contrecœur à ce moment-là. Je précise que j’avais écrit les deux albums des Nouvelles Aventures de Bruce J. Hawker avant cette période de grande remise en question.
Ça fait plus de 30 ans que je fais ce métier, et je trouve que les choses sont de plus en plus compliquées, il est difficile d’imposer de nouvelles séries, les éditeurs nous rabâchent que les habitudes des lecteurs ont changé, patati patata… C’est tout à leur bénéfice, ils peuvent continuer à tout tirer vers le bas, surtout le prix des planches. Je dois dire que ces quatre ou cinq dernières années, mes relations avec mes éditeurs historiques que sont Soleil et Les Humanoïdes Associés se sont grandement détériorées. Nous n’avons pas trouvé d’accord concernant la série « Carthago » qui s’arrêtera définitivement au tome 16. Quant à Soleil, éditeur chez qui j’ai fait plus de 100 albums et où j’ai connu quelques beaux succès, j’ai l’impression qu’ils n’ont aucune reconnaissance ni aucune mémoire. C’est dur à vivre, on a en fait l’impression d’avoir fait tout ça pour rien, que ça ne comptait pas, quand en plus on subit un bashing incessant où des lecteurs balancent leur haine en disant que je n’ai fait que de la merde, ça a alors créé un sentiment compliqué à gérer, d’autant que ça coïncidait avec la fin de l’écriture de trois longues séries : « Prométhée », « Carthago » et « Olympus Mons ». J’ai eu l’impression à ce moment-là de me retrouver face à un gouffre immense.
Heureusement qu’il y a eu ce projet de série TV, ça m’a franchement sauvé la vie, surtout le fait de travailler avec des personnes ambitieuses, contrairement à mes éditeurs. Et pour appuyer le tout, je ne bénéficie d’aucune reconnaissance du milieu de la BD et des institutions, aucun prix, aucune mise en valeur par les grands festivals, malgré les trois millions de BD vendues. À une époque, je m’en foutais, maintenant, je me pose pas mal de questions, car j’ai fait plus qu’il ne me reste à faire. Mais j’imagine que c’est le lot de tout auteur, on fait les choses en espérant qu’elles marquent, qu’elles restent, mais je crois que finalement, à part devenir un grand classique, tout disparaît.
Revenons aux « Nouvelles aventures de Bruce J. Hawker » qui adoptent un style très réaliste grâce aux dessins de Carlos Puerta…
C.B. J’avais rencontré Carlos il y a quelques années lors du festival de BD de Saint-Malo, il m’avait dit apprécier mon travail et me demandait de collaborer. Mais je n’avais pas grand-chose à l’époque, et c’était le début de cette période compliquée. Quand s’est concrétisé le projet de reprise de Hawker, j’ai repensé à cette entrevue et l’idée a intéressé le Lombard. Carlos a fait des essais convaincants et c’est parti. Là aussi, je lis énormément de bêtises sur son travail, mais c’est le lot de tous les dessinateurs réalistes qui utilisent la photo. Les lecteurs ne savent probablement pas que 99 % des dessinateurs réalistes utilisent la photo, on le sait pour Jean Giraud, Paul Gillon,… La seule question est de savoir à quelle hauteur on place la barre du réalisme, Carlos la place très haut. Mais ce qui compte au final, c’est la narration. Parfois, des dessinateurs ultra-réalistes sont un peu piégés par leur technique et leur narration, alors leur mise en scène en souffre. Ce n’est absolument pas le cas de Puerta, il raconte extrêmement bien en bande dessinée et c’est ce qui compte par-dessus tout. C’est donc un grand dessinateur de BD !
Ces dernières années, vous avez également relancé « Conan », « Tarzan » et « Bob Morane ». Quels sont les avantages et les inconvénients à reprendre ces mythiques héros?
C.B. Aucun inconvénient de mon côté. Toutes ces reprises ont été guidées par une passion réelle pour ces personnages, qui remonte à l’enfance ou l’adolescence. J’ai adoré travailler sur chacun de ces personnages et j’ai eu des retours incroyables de lecteurs sur ces albums. J’ai le regret que Soleil n’ait pas plus joué le jeu sur « Tarzan ». Je prends ces reprises toujours de la même façon (et c’est le cas aussi pour « Bruce J. Hawker ») : être respectueux des créateurs, se remémorer les émotions de lecture, avoir une approche la plus humble possible mais en gardant toujours en tête qu’il faut moderniser certains aspects, comme le rythme, la narration, les thématiques et les relations entre les personnages. Voilà, rien d’autre. Et ce qui est marrant, c’est que la série TV sur laquelle j’ai travaillé une année entière, est aussi la reprise d’un personnage culte, mais pas de bande dessinée. Je ne peux pas révéler qui est le personnage tant que la production n’est pas lancée officiellement, j’ai signé une clause de confidentialité.
Est-ce que d’autres reprises sont envisageables en bande dessinée?
C.B. Je reviens sur ce que j’évoquais précédemment, le retour à la BD après une pause de plus d’une année. C’est vrai que c’était à contrecœur au départ, obligé financièrement notamment, mais cela s’est rapidement transformé, et il s’agit une nouvelle fois d’un personnage bien connu : Thorgal. J’y travaille en co-écriture avec Valérie Mangin et je le dessine actuellement. L’album, un one-shot, fera une centaine de pages et sera placé dans la collection Thorgal Saga. Là aussi, il s’agit d’un des personnages qui a le plus marqué mon adolescence, et grâce à ça, j’ai retrouvé un vrai plaisir à faire de la BD. Je ne m’y attendais pas du tout, je pensais que ça allait être un long chemin de croix, j’avais quatre années pour le réaliser. Finalement, d’un commun accord avec l’éditeur, nous avons réduit les délais. J’avance à une bonne cadence, je suis à la moitié de l’album. Il faut également dire qu’avec Le Lombard, j’ai retrouvé un éditeur qui parvient à me transmettre de l’enthousiasme, et j’espère que ça continuera longtemps.
Quel(s) héros vous font rêver ? Qui d’autre aimeriez-vous reprendre?
C.B. J’avais essayé Guy Lefranc, que j’aime beaucoup. En fait, j’en ai quasiment écrit un comme ghostwriter, mais je n’ai pas réussi à réellement m’imposer par la suite. Après ce serait Tintin, mais c’est bien entendu inatteignable. Pourquoi pas un Blake & Mortimer, tiens !
Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)
« Les Nouvelles Aventures de Bruce J. Hawker, Tome 1. L’oeil du marais » par Christophe Bec et Carlos Puerta. Le Lombard. 15,95 euros.