Run: « Les personnages de Mutafukaz vivent avec moi »

Spin-off de l’univers Mutafukaz, l’excellent « Puta Madre » raconte l’incroyable histoire d’un gamin de 12 ans accusé de meurtre. Inspiré d’un fait réel, ce récit plein de punch est captivant. Son scénariste Run en dévoile les coulisses.

En introduction, vous préconisez de laisser passer quelques jours entre la lecture de chaque chapitre. Qu’est-ce que cela apporte ?
Run. « Puta Madre » a été conçu à l’origine pour une sortie en fascicules de 32 pages. J’avais envie de tester un nouveau format d’édition et c’est le titre qui se prêtait les plus à cette expérience, puisqu’on y suit le trajet de vie d’un personnage sur une vingtaine d’années. Chaque sortie de fascicule (chapitre) était espacée de trois semaines, et un chapitre après l’autre, on retrouvait les personnages pas tout à fait comme on les avait laissés: le temps entre chaque parution permettait une ellipse temporelle. L’intégrale, par définition, regroupe l’ensemble des chapitres en un seul volume. De fait, l’ellipse temporelle imposée par le rythme de parution n’existe plus. Donc laisser du temps entre chaque chapitre permet d’apprécier davantage le titre, puisque c’est ainsi qu’il a été pensé à la base.
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En plus, qui dit 32 pages dit un champ d’expression assez limité. Donc pour ne pas être déceptif, chaque chapitre était assez dense. Ça marche quand les sorties sont espacées : on se plonge dans son 32 pages, c’est riche, et une fois le chapitre refermé, on est un peu repus et on attend le suivant avec impatience. Sur une intégrale, j’avais peur que l’enchainement boulimique des chapitres puisse être un peu indigeste.

Ce spin off de « Mutafukaz », c’est parce que vous n’arriviez pas à abandonner cet univers ?
R. En quelque sorte. L’univers de Mutafukaz m’habite depuis mes premiers croquis dans ma chambre d’étudiant en 1997. On est en 2018, alors je pense que si l’envie est toujours là vingt ans plus tard, c’est possible que j’aie encore des choses à raconter pour plusieurs années.

Mais l’idée n’est pas non plus de faire des spin-off à tort et à travers. Je ne suis pas dans une perspective d’exploiter le filon à toutes fins toutes forces. Il faut vraiment que ça vienne du fond des tripes. J’ai encore des idées, des envies. Une fois que ça commence à prendre forme de manière concrète et sérieuse, alors je peux envisager un spin off ou une suite. Ça prend le temps qu’il faut, mais c’est vrai que les personnages de Mutafukaz vivent avec moi en permanence. Ils répètent dans ma tête en attendant de revenir sur scène. L’avantage de bien connaître ses personnages et son univers, c’est que je n’ai même plus vraiment besoin d’écrire les histoires. Je confronte les personnages à une situation, et ils jouent la scène tout seuls. Je n’ai qu’à observer le truc mentalement, puis le retranscrire sur papier.puta2.jpg
À mesure que le temps passe, je deviens plus témoin qu’auteur à proprement parler. C’est très difficile à expliquer, mais c’est la réalité. J’en ai déjà parlé à des auteurs, et je me rends compte que c’est le lot commun de pas mal d’auteurs-scénaristes qui travaillent sur des séries longues. Mon seul travail consiste à trouver des situations qui s’enchainent naturellement, et ce sont mes personnages qui font le reste. J’ai été témoin d’un nombre invraisemblable de scènes, il faut ensuite faire le tri pour savoir ce qui est vraiment intéressant à raconter pour le lecteur.

« Puta Madre » peut tout à faire s’apprécier sans connaitre « Mutafukaz ». Il était important d’en faire aussi une histoire totalement indépendante ?
R. Je voulais en faire une histoire indépendante de manière à ne pas cloisonner les lecteurs. Je sais que d’apparences, la série « Mutafukaz » peut paraître segmentante: elle est très typée par le graphisme des personnages principaux en marge totale du reste de l’univers ou par le décorum hip-hop (rien que le logo laisse des lecteurs sur le carreau). Pas mal de gens peuvent se dire: « a priori ce n’est pas pour moi », alors que je pense que « Mutafukaz » peut s’adresser à tout le monde, à condition qu’on essaie de rentrer dedans.

L’histoire reste universelle, on oublie vite les personnages bizarres. Mais pour s’en rendre compte, il faut déjà avoir fait ce premier pas. Je ne voulais pas que « Puta Madre » ne s’adresse qu’aux fans hardcore de « Mutafukaz ». Donc oui, il était important d’en faire quelque chose d’indépendant. Ça enrichit l’univers, et ça permet à des lecteurs de monter dans le train Mutafukaz sans les pénaliser de ne pas avoir lu les 700 pages des cinq tomes et du préquel.

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Est-ce que l’expérience de lecture est différente pour ceux qui connaissent déjà « Mutafukaz »?
R. Je pense que l’expérience de lecture est un peu différente pour ceux qui connaissent déjà l’univers de Mutafukaz. Tout d’abord parce que j’imagine que ce sont des lecteurs plus « actifs », dans le sens où ils se posent davantage de questions que les nouveaux arrivants. Ils cherchent où on se situe dans la storyline, de quel personnage il s’agit, quel est le lien avec la story d’origine,…

Sur la page Facebook de Mutafukaz les gens essayaient de deviner de quel personnage il pouvait s’agir au fur et à mesure que les chapitres sortaient… J’ai eu pas mal de suggestions, c’était assez drôle à lire. Certains ont compris de quel personnage il s’agissait plus vite que d’autres, et à partir de ce moment il y a une vraie jubilation dans leur lecture, que, forcément, un lecteur qui ne connait pas Mutafukaz ne va pas avoir. Il y a plusieurs clins d’œil à la série mère qui font la joie des fans, mais que le nouveau lecteur ne va pas relever, parce qu’ils s’inscrivent naturellement dans le récit.

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En complément des pages de bandes dessinées, vous glissez des textes très intéressants sur la mafia mexicaine ou les clubs de motards. C’est pour rendre vos histoires plus réelles ?
R. Oui, c’est pour les ancrer dans une réalité. Sans ces bonus, pas mal de gens pourraient passer à côté de la force de ce qui est raconté. Certains passages sembleraient tirés par les cheveux. C’est une manière de dire: « vous trouvez ça too much ? Eh bien non, sachez que ça existe. » Je m’oblige toujours à avoir les deux pieds dans le réel quand j’écris les trucs les plus fous. Ça permet de maintenir le lecteur dans une sphère de cohérence et crédibilité. Tant qu’on reste dans cette sphère, tout peut passer en terme scénaristique. 
C’est enfoncer les portes ouvertes de dire que la réalité dépasse la fiction, mais c’est toujours le cas.

J’ouvre une grosse parenthèse, mais dans certains films, quand une situation est trop tarabiscotée, on aurait tendance à penser que le scénariste ne s’est pas foulé, ou qu’il était sous je ne sais quelle substance psychotrope quand il a écrit son truc. Par contre, si c’est la transcription de ce qui s’est passé dans la réalité, la scène la plus absurde peut prendre une véritable force ironique. J’ai toujours en tête l’évasion d’Antonio Ferrara de la prison de Fresnes en 2003. Le mec planifie son évasion avec une redoutable efficacité. Il refuse une fouille au corps pour aller au mitard, bâtiment au fond de la prison près d’une sortie. Des complices à l’extérieur attaquent la prison au bazooka, tandis qu’il fait exposer les grilles de sa cellule. Il monte dans une voiture, et il est libre. Manque de bol, dans le chaos de son évasion, Ferrara oublie le téléphone passé en douce avec lequel il communiquait avec ses complices à l’extérieur. Et tandis que les policiers fouillent dans les décombres de sa cellule, le téléphone sonne. Le policier décroche, et entend Ferrara et ses complices discuter de l’endroit où ils vont se planquer. Oui, un des complices, portable dans la poche arrière, a appelé sans le savoir le dernier numéro composé: celui de Ferrara. Quel scénariste oserait écrire un truc pareil après une telle débauche d’action et d’adrénaline ? Ce genre de scène ne passe que si on sait que c’est tiré d’une histoire vraie, et coup prend une force particulière.

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On découvre d’ailleurs que l’histoire de Jésus, racontée dans « Puta Madre », est inspirée d’un fait réel où un enfant de 12 ans a été inculpé pour le meurtre de son petit frère de deux ans. Cela a été le point de départ de cet album ?
R. Oui. Et ça rejoint ce que je disais sur la réalité, et sur la vraisemblance des choses. Avec notre cerveau français, il nous parait inconcevable d’envoyer un enfant en prison. Mais dans certains cas que je décris dans les bonus, ça peut être le cas aux États-Unis, avec leur concept de « super prédateur ». Du coup, le postulat de « Mutafukaz » pourrait paraître biaisé aux lecteurs français s’il n’y avait pas ce bonus explicatif.

Comme je le raconte plus haut, je cohabite en permanence avec mes personnages. Et quand j’ai vu ce documentaire, « Perpétuité pour les enfants d’Amérique », ça a été le point de départ pour l’enfance d’un de mes personnages. Je savais que ce personnage avait eu une jeunesse difficile, qui transparaît dans son caractère dans la série mère, mais je ne m’étais jamais penché sur quels évènements l’avaient à ce point rendu si défiant vis-à-vis de l’autorité, des règles… Après avoir vu ce documentaire, tout m’est apparu limpide, et les différentes étapes de sa vie me sont venues de manière très fluide, parce que j’avais déjà une bonne base posée concernant ce personnage.

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« Puta Madre » met en scène des gangs en prison puis des gangs de bikers. Cette notion de gang vous fascine ?
R. La radicalité sous toutes ses formes me fascine autant qu’elle m’effraie. Et ces gangs sont la quintessence du groupe radical, qui nie la personne en la soumettant à des codes stricts, parfois absurdes, et qui conduit inexorablement à une forme de dérive quasi sectaire. Souvent, les jeunes qui s’inscrivent dans ce genre de dynamique sont en perte de repères, ils cherchent à se structurer au sein de ce qu’ils s’imaginent être une famille. Bien souvent, c’est l’effet inverse qui se produit : c’est un système patriarcal qui les broie et qui rejette leur individualité. Dans un titre comme « Puta Madre » où un des sujets principaux est la recherche du père, et de l’appartenance à une famille par extension, je pense que les gangs étaient tout à fait propices à ce type de récit.

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« Puta Madre » est dessiné par Neyef. Vous souhaitiez donner une identité graphique bien distincte ?
R. J’adore le travail de Neyef, et je voulais vraiment que ce soit lui qui dessine « Puta Madre ». Il a tout comme moi un sens de l’observation, il se documente beaucoup avant d’attaquer un sujet, et c’est un bosseur avec qui je suis en confiance absolue. D’une certaine manière, j’ai aussi adapté le récit à son style graphique. Je ne sais pas précisément ce qu’il apporte à mon univers. Vraisemblablement un regard un peu différent, et c’est aussi ça qui me plait: proposer aux lecteurs des angles nouveaux pour entrer dans l’univers de Mutafukaz.

Est-ce que d’autres personnages de « Mutafukaz » pourraient eux aussi revenir sous forme d’un spin-off ?
R. Je ne peux pas répondre officiellement à cette question, mais rien que cette réponse vous en dit suffisamment sur mes intentions 🙂

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne

(sur Twitter)

« Puta madre » de Neyef et Run. Ankama, Label 619. 19,90 euros.

La critique de « Puta Madre »

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