Jérôme Ropert : « Une bonne intrigue policière est un puzzle »

Rodé à l’écriture d’histoires criminelles pour des jeux de société, Jérôme Ropert transpose son indéniable savoir-faire au média bande dessinée. « Ange Leca », scénarisé avec Tom Graffin, est une première réussie grâce à une enquête bien ficelée, parfaitement ancrée dans le Paris de la Belle Epoque et idéalement mise en images par Victor Lepointe.

Vous avez coscénarisé des enquêtes pour l’excellente série de jeux de société «Sherlock Holmes Détective Conseil». Est-ce que cela vous a aidé à écrire votre premier scénario de bande dessinée?
Jérôme Ropert.
Je suis un passionné de la première heure de ce jeu. J’ai fait des recherches et écrit pendant environ huit ans sur l’affaire des crimes de Whitechapel, pour en faire une enquête réaliste sur Jack l’Éventreur. Puis, j’ai continué pendant des années. J’ai écrit de nombreuses enquêtes inspirées de faits réels, dans le Paris à la Belle Époque et le New-York du Gilded Age. Je n’avais pas songé à en faire des scénarios de bandes dessinées. Le scénario d’«Ange Leca» est né de ma rencontre avec Tom. C’est Tom qui a eu l’idée, en lisant certains de mes jeu-enquêtes, de s’en inspirer pour créer une bande dessinée. Mon travail apportait de nombreuses informations, notamment en matière de criminologie à la Belle Époque (méthodes de bertillonnage, autopsies), mais il fallait créer un héros et la narration de son aventure.


Qu’est-ce qu’une bonne intrigue policière?
J.R.
Pour moi, une bonne intrigue policière est une recherche, un puzzle. Il faut résoudre une énigme, reconstruire une histoire, à partir d’éléments infimes. «L’observation des petits riens», comme dit Sherlock Holmes. J’aime aussi quand l’intrigue est noire, réaliste, plausible. J’aime quand ce réalisme prend le pas sur le sensationnalisme, ce qui me pousse souvent à m’intéresser à des affaires réelles plutôt qu’à des romans. Mes références sont peu nombreuses; j’en citerais une, un livre qui est pour moi un chef-d’œuvre du genre : « Nécropolis », d’Herbert Lieberman.


Comment avez-vous travaillé avec Tom Graffin?
J.R.
Une fois l’intrigue policière et le cadre définis, nous avons donc créé un héros afin de mener l’enquête et vivre l’histoire. Nous nous réunissons régulièrement, mettons en place nos idées, discutons. On note tout. Puis, l’un de nous fait seul un premier jet de l’histoire complète, avec tous ces éléments. Il l’envoie à l’autre, qui l’enrichit à son tour et le renvoie… et ainsi de suite jusqu’à ce que nous arrivions à une version finale qui nous convienne à tous les deux.


Votre héros Ange Leca n’est pas policier mais journaliste. Pourquoi ce choix?
J.R.
Ange Leca a pour patron le terrible magnat de la presse Alfred Clouët des Perusches, inspiré de l’ignoble Alfred Edwards. Mais il aurait pu aussi, c’est vrai, être policier ou détective, et connaître Emma par un autre biais. Je n’ai jamais pensé à Tintin en écrivant cette histoire avec Tom, mais étant un fan d’Hergé, j’ai trouvé étonnant ce parallèle. Ange, journaliste, et son fidèle compagnon, Clémenceau ! Pour le reste, l’ambiance est bien plus sombre que celle des aventures du journaliste belge. Notre héros a bien plus de failles et est loin d’être asexué.


Les dessins de Victor Lepointe correspondaient à ce que vous imaginiez au moment de l’écriture de votre histoire ?
J.R.
Nous pensions à des dessins réalistes et j’imaginais une ambiance brumeuse et des couleurs proches d’un travail à l’aquarelle. J’avais aussi rêvé de Jacques Tardi, dont j’adore les représentations du vieux Paris. Puis Hervé Richez nous a mis en contact avec Victor Lepointe, que nous ne connaissions pas, et qui avait aimé notre scénario. J’ai découvert ses dessins, sa passion pour cette époque, et ai été immédiatement emballé. Puis il a commencé à dessiner Ange Leca, et ce fut un véritable bonheur. Ce qu’il a apporté au projet est incroyable. Tous nos personnages, Goron, le Baron Perché, Alfred Clouët des Perusches et bien sûr Emma Capus et Ange, sont au-delà de ce que nous avions imaginé. Victor s’est approprié nos héros et les a enrichis. Enfin, et en toute objectivité bien entendu, je trouve le dernier personnage essentiel de l’album, Paris à la Belle Époque, splendide.


On découvre dans les bonus que votre récit s’inspire de faits réels survenus à la Belle Epoque. C’est donc une histoire qui aurait pu arriver? C’est important que le récit soit crédible dans son époque?
J.R.
Oui, je travaille énormément sur le réel. J’épluche les vieux journaux, notamment les rubriques « faits divers », je lis les mémoires des détectives de l’époque, notamment celles de Marie-François Goron, présent dans la bande dessinée. Je veux que le récit soit crédible, même si certaines coïncidences se produisent parfois de façon saisissante dans les affaires réelles. C’est une histoire qui aurait pu arriver. D’ailleurs, Alfred Edwards s’est probablement débarrassé de son épouse, la sublime Geneviève Lanthelme, même si la méthode a été différente. En revanche, celle utilisée par l’assassin de la femme retrouvée découpée en morceaux dans le parc des Buttes Chaumont ce mois-ci résonne tristement avec les affaires de la rue Botzaris et du Petit Montrouge, racontées par Goron à Ange Leca.


On peut aussi penser à l’affaire Harvey Weinstein. Est-ce fortuit?
J.R.
Ce n’était pas forcément notre intention de départ, mais cette impunité des tueurs de filles de la Belle Époque résonne en effet dans de nombreuses affaires récentes ou actuelles. Aujourd’hui, il ne s’agit pas toujours de tueurs, mais on retrouve la même condition féminine, vulnérable et piégée. Notre histoire est féministe en ce qu’elle dénonce ces affaires, et la difficulté que l’on peut avoir à les résoudre.

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)

« Ange Leca » par Jérôme Ropert, Tom Graffin et Victor Lepointe. Bamboo. 15,90 euros.

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