Brüno : « La fabrication d’une légende »

« L’homme qui tua Chris Kyle » n’est pas une bande dessinée comme les autres. C’est un fascinant documentaire sur ce sniper devenu héros national, mais aussi sur la façon dont les Etats-Unis entretiennent le mythe du surhomme américain. Fabien Nury et Brüno ont encore frappé un grand coup !

Quand Fabien Nury vous a parlé de cette histoire, est-ce que vous connaissiez Chris Kyle ?
Brüno. Je ne me souvenais plus de qui était Chris Kyle, et puis en lisant le scénario de Fabien, la polémique autour du personnage de Kyle et du film d’Eastwood m’est revenue en mémoire.

Avez-vous regardé le film que lui a consacré Clint Eastwood ?
B.
Bien qu’étant un grand fan d’Eastwood, j’avais évité, par manque d’intérêt, la plupart de ses derniers films, dont celui-ci. J’ai rattrapé mon retard, en regardant « American Sniper » avant de m’attaquer à la réalisation du livre. Et je l’ai plutôt apprécié.

« L’homme qui tua Chris Kyle » est un documentaire, avec de nombreuses séquences uniquement rythmée par la voix du narrateur. Est-ce particulier à illustrer ?
B.
Le texte off permet une grande variété de rapports texte/image, sans doute plus riche que lors de l’utilisation de dialogues de manière classique. Cela étant dit, il a fallu travailler au mieux ces possibilités pour rythmer les séquences et éviter l’écueil principal du texte off : une répétition de cartouches et une image cantonnée à la simple illustration du propos, avec un tout qui finit par ronronner.

Il y a en effet beaucoup de variété dans la mise en page de ces planches narratives…
B.
Il fallait rythmer la narration. Par exemple, l’utilisation des dialogues a été poussée très loin dans son intégration par rapport à l’image : on trouve des bulles classiques, mais également des dialogues qui passent en off, notamment lors du témoignage du collègue militaire d’Eddie Routh. Voir Corey Smalley parler n’avait que peu d’intérêt, ce qui importait c’est ce qu’il racontait. Nous avons même utilisé les dialogues sous une forme proche d’une continuité dialoguée en regard des images. A chaque fois, on s’est demandé comment utiliser les outils du media BD pour servir au mieux notre propos.

Pour cet album, vous avez pu profiter d’images réelles, photos ou vidéos, comme documentation. Ça change quoi ?
B.
L’album est un documentaire, il fallait rester au plus près des éléments réels. J’ai peu interprété les images, je savais que mon dessin et mon encrage harmoniseraient toutes ces sources disparates (extraits vidéo d’interviews, caméras de surveillance, photos officielles…). Et puis, la réalité offre des choses inimaginables en fiction : les santiags turquoise portées par Taya Kyle lors de l’enterrement de Chris, cela ne s’invente pas !

Cette histoire est rythmée par les interviews télévisées. Pourquoi avoir opté pour des dessins qui se répètent de cases en cases ?
B.
L’important était ce qu’ils disaient, pas ce qui se passe à l’image. Cela aurait été absurde de multiplier les plans uniquement pour le plaisir de varier. J’aime la brutalité de ces scènes de plateau TV. A l’image il ne se passe rien, ou presque, tout est dans ce que disent les intervenants. Je suis assez fier de ces séquences – certes assez arides visuellement – qui laissent le discours des protagonistes remplir tout l’espace.

L’une des idées fortes de cet album d’un point de vue graphique est cette représentation des tués par une sorte d’infographie avec des cercueils…
B.
C’est Fabien qui en a eu l’idée, en écrivant le scénario, cette image lui est venue très rapidement. Elle résume à merveille l’horreur de l’anonymat des morts et la notion de score sportif (!), pratique très ancienne, à l’instar des encoches faites par les gunfighters de l’ouest sur la crosse de leur arme.

Après un traitement plutôt neutre tout au long de l’album, vous concluez votre livre par trois pages très significatives, où vous soulignez le destin totalement opposé de ces deux tueurs…
B.
Il était important de donner notre point de vue. A travers ce fait divers, tout le livre raconte la fabrication d’une légende, de sa réalité, comment elle naît, puis se construit et enfin se fabrique un versant fantasmé qui écrase tout sur son passage, au point de faire oublier la réalité – souvent misérable – des faits. La légende en question est celle du surhomme américain (essentiellement blanc), cette figure mythologique indestructible, violente et virile, qui trouve sa source dans la geste de la conquête de l’ouest. Elle a essaimé partout et est omniprésente : de Jesse James à Chris Kyle, en passant par les vigilantes, les héros de films d’action, Neo, Rambo, Dirty Harry, les super-héros… et même (mea culpa) Tyler Cross !

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)

« L’homme qui tua Chris Kyle » par Fabien Nury et Brüno. Dargaud. 22,50 euros.

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