Nicolas Jarry: «Une autre humanité dans des corps de métal»

Dans ce premier tome dense mais aussi très divertissant, Nicolas Jarry pose les bases de l’univers de « M.A.D. ». Cette nouvelle série de science-fiction possède tous les atouts d’un blockbuster post-apocalyptique avec des personnages forts et une intrigue originale.
Le dessinateur Thomas Legrain est à l’origine du projet. Quelle était son idée de départ?
Nicolas Jarry. Je n’ai pas été en contact avec Thomas avant d’avoir avancé l’écriture de « M.A.D. ». C’est Gauthier, le directeur éditorial du Lombard, qui m’a contacté pour me demander si je voulais travailler sur « une série mettant en scène une héroïne et son robot de combat ». De mémoire, le pitch n’allait pas beaucoup plus loin. Thomas terminait « Latah » et il avait parlé de ce futur projet à Gauthier en termes plutôt vagues. J’ai développé un univers post-apocalyptique, créé deux personnages avec une relation un peu spéciale puisqu’ils partagent une même conscience, et j’ai ensuite écrit un synopsis avec l’aide de David Courtois (mon script doctor sur ce tome 1). Il se trouve que Thomas n’avait absolument pas prévu de dessiner du post-apocalyptique. Il envisageait quelque chose de plus léger, mais au final, il a aimé le projet.

Qu’est-ce que vous vouliez dire avec cette série?
N.J. Comme je n’avais pas discuté avec Thomas avant de poser les bases de l’univers, des personnages et du développement de l’histoire, je ne me suis fixé aucune limite. La première question que je me suis en effet posée a été : qu’est-ce que je vais bien pouvoir dire dans cette série, et qu’est-ce que j’ai envie de raconter ? Je ne voulais pas d’une opposition classique robot/humain. C’est là que m’est venue l’idée que si l’IA échouait à faire émerger une véritable conscience, l’humanité chercherait (et trouverait) un autre moyen que l’IA pour créer une conscience. Et puis je me suis dit, pourquoi créer ce qui existe déjà ? Je suis alors parti du postulat que l’humanité a déjà prouvé que la conscience est extra-neuronale, qu’elle vient « s’incarner » dans un animal ou un humain.
À partir de là, j’ai su où je voulais aller : une humanité qui crée, non pas une armée de robots, mais une autre humanité emprisonnée dans des corps de métal, contraints d’obéir par des codes de servitude. De là, découlent mille conséquences, mille développements possibles, et mille questions aussi dérangeantes que passionnantes. J’avais trouvé mon angle d’attaque. Le reste est venu assez naturellement.
L’intelligence et la conscience sont deux choses très différentes. Une conscience émergera-t-elle d’un de ces modèles d’IA? Peut-être, peut-être pas. »
Isaac Asimov et Philip K. Dick ont déjà traité de la révolte des robots dans les années 50 et 60. Est-ce que traiter ce thème aujourd’hui est très différent ? Est-ce difficile d’être pertinent quand l’IA progresse aussi rapidement?
N.J. Quand nous avons commencé à travailler sur « M.A.D. », c’était avant l’avènement de Chat GPT et des autres modèles d’intelligence artificielle. D’un coup, l’album a pris une autre dimension, et j’ai dû me demander si mon parti-pris (l’humanité qui se heurte aux limites de l’IA) était encore viable. J’en suis arrivé à la conviction que l’intelligence et la conscience sont deux choses très différentes. Une conscience émergera-t-elle d’un de ces modèles d’IA? Peut-être, peut-être pas.
Quant aux génies qui ont écrit dans les années 50 et 60 sur les thèmes des robots, ils nous permettent d’aller plus loin dans notre réflexion. Il ne s’agit pas de balayer ce qu’ils ont fait, mais d’ajuster notre regard à ce que l’on sait aujourd’hui, et surtout d’y ajouter les obsessions, craintes et espoirs de notre époque.

La prise de pouvoir par les machines est avant tout une vision romantique qui nous permet d’explorer nos peurs. »
Le scénario pessimiste d’une prise de pouvoir des robots vous semble-t-il plausible?
N.J. Une partie rationnelle de moi-même pense que tant que ce monde restera ce qu’il est, il y aura toujours des humains derrière les robots. La prise de pouvoir par les machines est avant tout une vision romantique qui nous permet d’explorer nos peurs. Cependant, une autre partie de moi pense que si l’on va trop loin et « aller trop loin » est une bonne définition de ce que sont devenues nos sociétés, il pourrait bien y avoir un retour de bâton douloureux.
« M.A.D. » se distingue notamment grâce aux psybots, des robots semi-autonomes qui partagent la conscience de leur pilote humain…
N.J. À partir du moment où l’humanité a « incarcéré » dans des corps de métal de véritables consciences, et que celles-ci se sont retournées contre leurs créateurs, il était inconcevable de reproduire la même erreur. C’est bien connu, l’homme apprend de ses erreurs (sourire). Il fallait donc que les psybots ne puissent pas être autonomes. La solution trouvée a été de leur faire partager la conscience d’un agent humain. Les psybots se sont ainsi retrouvés liés à un soldat endoctriné depuis son plus jeune âge pour combattre les mechams.
L’intrigue rappelle forcément « Blade Runner » à un moment donné. Est-ce une influence?
N.J. Il y a de nombreuses influences. Évidemment, « Blade Runner » et Asimov, mais beaucoup d’autres également. Certaines conscientes comme « AppleSeed » et d’autres bien plus nombreuses inconscientes.

Vous avez créé un univers très riche où il se passe beaucoup de choses. Offrir un récit aussi dense était-il important pour rendre cet univers crédible?
N.J. Cette densité était nécessaire pour introduire un univers, une thématique et des personnages avec une véritable profondeur. Le plus difficile a été de faire en sorte que l’album soit dense, mais fluide, accessible et avant tout divertissant. À aucun moment le lecteur ne devait se sentir agressé ou dépassé par les informations. Thomas a fait un travail admirable à ce niveau. Sa rigueur m’a permis d’aller plus loin, d’épurer toute lourdeur inutile, et il a mis en scène des scènes actions fantastiques.
Avez-vous conçu « M.A.D. » avec l’idée de développer son univers sur plusieurs cycles?
N.J. Le premier cycle sera composé de trois albums, chacun bouclant une intrigue indépendante. Au terme de ce premier cycle, nous aurons répondu à beaucoup de questions, mais pas à toutes. Si nous avons l’opportunité de poursuivre l’aventure, nous le ferons avec un immense enthousiasme.
Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)
« M.A.D. – Tome 1. Un empire de rouille » par Nicolas Jarry et Thomas Legrain. Le Lombard. 16,95 euros.
