Marie Bardiaux-Vaïente: «La personnalité double de Calamity Jane»
Célèbre pour des exploits parfois contestés, notamment durant les guerres indiennes, Calamity Jane était avant tout une femme libre, indifférente aux conventions sociales. Forte et déterminée, elle savait rivaliser avec les hommes dans cet univers impitoyable, tout en faisant preuve d’une grande générosité. C’est cette dualité que Marie Bardiaux-Vaïente interroge dans ce passionnant portrait d’une des plus grandes légendes de l’Ouest.
Calamity Jane était une femme libre et indépendante dans une société patriarcale. C’est ce qui vous intéressait dans son histoire?
Marie Bardiaux-Vaïente. Ce que vous dites n’est pas faux, mais je trouve que c’est un petit peu réducteur et je sens qu’on va beaucoup m’interroger là-dessus, parce qu’on sait que je suis féministe, et que c’est un petit peu la facilité. Ce qui m’intéressait, c’était de ne pas en faire quelqu’un de monolithique et de montrer sa personnalité double. C’est une figure sur laquelle il peut y avoir beaucoup de fantasmes. Tout le monde a entendu parler d’elle. Elle-même a contribué à cette légende-là. On entend beaucoup parler en ce moment des femmes fortes, de l’empowerment, ce genre de choses. Je suis plutôt d’accord avec ça, mais ce sont les parts d’ombre de cela qui m’intéressent aussi. Tout son fantasme à elle, tous ses rêves. Elle rêve quand même d’épouser un homme. Et malgré tout, elle y va et se confronte à eux en permanence. C’est ça qu’on a retenu. Je voulais qu’on voit aussi quand elle joue l’infirmière ou la cuisinière. Car, elle est aussi cette femme-là. Et donc cette dualité que nous avons toutes et qui est rarement interrogée.
On ne sait jamais vraiment si ce qu’elle raconte est vrai ou partiellement inventé. C’est d’ailleurs quelque chose que vous soulignez plusieurs fois dans le livre où elle est décrite par certains comme une conteuse. Comment avez-vous travaillé avec ce doute sur la véracité des faits?
M. B-V. Il y avait Farid Ameur (historien spécialiste des États-Unis du XIXe siècle, ndlr) qui m’accompagnait un petit peu si j’avais des questions sur la réalité. Quels que soient mes albums d’ailleurs, je pars du principe qu’on ne sait pas ce qui se passe dans les chambres à coucher. En bande dessinée, ça me laisse quand même beaucoup de liberté. Ensuite, effectivement, là où il y a des zones d’ombre, de flou, je m’y engouffre pour un petit peu y mettre ma patte. Même si on s’empare d’une figure historique, voire d’une icône, on se projette toujours. Là, dans ce cadre-là, qu’est-ce qu’on raconte de soi ? C’est toujours ce que je trouve intéressant.
Vous ne pouviez pas raconter toute sa vie en 56 pages. Comment avez-vous choisi les épisodes racontés dans le livre?
M. B-V. J’aimais beaucoup la période Deadwood. C’était ça qui m’intéressait. Je voulais la placer à Deadwood. Qu’est-ce qu’elle fiche à Deadwood ? Qu’est-ce qui se passe à Deadwood ? C’est quoi, Deadwood ? Ensuite, je raccroche effectivement des événements qui se passent dans une certaine concomitance, enfin de ce qu’on en a raconté après. Je voulais aussi montrer son parcours. Ça ne m’intéresse pas de parler d’une personne à un moment T. C’est pour ça aussi que je suis historienne. Je recontextualise les gens et les mécanismes. C’est pareil pour les sujets politiques, sociologiques,… C’est militant. Ce sont les mécanismes qui amènent à un moment donné à ce point-là. Donc, il fallait bien que je parle un petit peu de son enfance avec tous ces flash-back.
La dernière case montre Calamity Jane chevauchant seule vers l’horizon…
M. B-V. C’est clairement un hommage à « Lucky Luke », parce que je voulais quand même me rattacher à quelque chose de très BD, de notre patrimoine à tous et à toutes. Je suis née dans les années 70. Il y avait une évidence. Mais, ça fait aussi référence à la fin d’un autre de mes ouvrages, qui est sorti en 2018 chez 6 Pieds sous terre et qui s’appelle « Fille d’Oedipe ». Ces deux albums se répondent comme un miroir ou un écho. Je m’en suis rendu compte en le terminant. C’est ça que je trouve assez passionnant dans nos métiers. Ça nous déborde.
Votre bande dessinée m’a donné très envie de revoir la série télévisée « Deadwood »…
M. B-V. Je ne suis pas nostalgique du western, mais l’imaginaire du western m’intéresse. Quand j’étais petite, il y avait toujours des westerns des années 50 et 60 diffusés le dimanche soir sur la trois. J’en ai pas mal regardé. Ces dernières années, la série Deadwood m’a en effet beaucoup marqué. Cela m’offrait un cadre auquel je pouvais me raccrocher et où je me sentais un tout petit peu confortable. Je n’avais jamais écrit de western. C’est comme si demain, je me lançais dans la science-fiction. C’est se confronter à des univers qu’on n’a pas encore explorés, sortir de ses zones d’habitude. Malgré tout, il faut bien trouver des espaces connus où poser ses deux pieds.
Farid Ameur a été votre conseiller historique sur cet album. Comment avez-vous travaillé avec lui?
M. B-V. Je lui ai posé des questions très précises sur des éléments de la vie de Calamity Jane ou sur le contexte dans le Far West. C’est un spécialiste. Gaëlle Hersent, qui a dessiné « Calamity Jane », a également pas mal échangé avec lui au sujet des costumes, des décors,… Cela ne devait tout simplement pas être anachronique.
Le dessin de Gaëlle Hersent colle d’ailleurs parfaitement à votre histoire…
M. B-V. Pendant que j’écrivais cet album, je réfléchissais à qui pourrait le dessiner. Il était évident que je ferais appel à une dessinatrice. Si j’écrivais « Calamity Jane », je voulais être accompagnée par une femme. Tant qu’à faire un western, on y va, on casse un peu les codes. Je connaissais bien Gaëlle et son travail car on a pas mal milité ensemble. Ce projet lui imposait quelques contraintes car il fait partie d’une collection. Elle a beaucoup travaillé pour tirer son dessin vers davantage de réalisme et je trouve que c’est une vraie réussite.
Les exploits de Calamity Jane sont par exemple racontés dans de superbes planches aux allures d’illustrés d’antan…
M. B-V. On a trois tonalités narratives : ce qu’elle vit à Deadwoods, les vrais flash-back du type enfance, qui sont un peu en sépia, et les planches où on ne sait pas si c’est le réel ou si c’est ce qu’elle invente. Pour cette troisième partie, Gaëlle a repris un peu les trames de couleurs, la façon de faire des Dime Novels de l’époque. On y racontait les exploits des personnalités du Far West. C’est vraiment ce que je voulais et j’adore les planches de Gaëlle. Le lecteur se rend ainsi bien compte qu’il se passe autre chose, qu’il y a une rupture dans la narration.
Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)
« Calamity Jane » par Marie Bardiaux-Vaïente et Gaëlle Hersent. Fayard. 14,95 euros.