Kevan Stevens: «Un univers SF titanesque»
On ne sort pas indemne de la lecture de «La mécanique». Le premier tome de cette ambitieuse série de science-fiction réclame en effet beaucoup d’attention et un minimum de réflexion de la part du lecteur. C’est aussi un récit sombre et pessimiste qui évoque le dérèglement climatique, les crises migratoires et le totalitarisme. Son scénariste Kevan Stevens lève le voile sur cet univers influencé par «Blade Runner», «Dune» ou «Akira».
Quel a été le point de départ de cet album?
Kevan Stevens. « La mécanique » est issue d’un très long processus, un peu comme pour « Mezkal ». Ici, tout est parti d’un projet cinéma avec Jef. Un délire moyen métrage qu’on voulait réaliser il y a 20 ans, dans une tonalité « La nuit de l’iguane », un bar à Lyon hors du temps, comme si on était propulsé dans la jungle amazonienne. Et l’idée d’une guitariste dotée d’une prothèse et d’une mécanique manquante à sa guitare, qui joue pour des couples, leur donne du plaisir en se produisant devant eux, cherchant à la fois justice et vérité pour elle-même. Se retrouvant soudain face à son bourreau qui est aussi son amant et son amoureux de toujours.
« C’est un peu la quête d’un amour impossible, de nos peurs, de nos failles les plus intimes, magnifiée par cet univers titanesque SF, le dérèglement climatique en marche forcé, les crises migratoires, un totalitarisme sous-jacent dans nos sociétés. »
Qu’aviez-vous envie de raconter avec « La mécanique »?
K.S. « La mécanique », c’est un peu la quête d’un amour impossible, de nos peurs, de nos failles les plus intimes, magnifiée par cet univers titanesque SF, le dérèglement climatique en marche forcé, les crises migratoires, un totalitarisme sous-jacent dans nos sociétés. Tout est déjà là, les rouages en place. Il faut donc résoudre nos équations intimes pour trouver un minimum d’apaisement. Et peut-être l’amour, qui sait…
On a l’habitude de sociétés totalitaires où les livres sont interdits. C’est en revanche plus original de découvrir une drogue de synthèse musicale…
K.S. Le BLAST est venu en plus. Ce n’était pas à la base du projet. Mais, je cherchais des idées originales pour évoquer la dictature. L’autodafé des bouquins, effectivement, c’est un élément marquant, comme un passage obligatoire, entre la réalité nazie et certains éléments à l’œuvre dans l’Amérique de Trump. C’est le magnifique « Fahrenheit 451 » de Ray Bradbury. L’interdiction des idées, de l’intellect, la peur de la réflexion, de l’art.
L’idée de la drogue musicale est venue naturellement en fait. Comme cette société interdit la musique, et surtout les instruments physiques, sorte de perversion totale – c’est un peu ce qui nous guette avec notre société des écrans, le livre, l’instrument, sont déjà des objets étranges, quasi mystiques, qui vont devenir craints, rares, subversifs,… et donc à interdire pour certaines personnes. On se réfugiait bien dans les vinyles, les musiques rock, puis électro, le walkman, les Ipods à présents. Le Blast est une synthèse de ce refuge musical face à la violence sociale, doublé par un aspect drogue « acide », lui aussi transgressif. Le nom est venu naturellement en fait, entre le son évoqué, mais aussi un clin d’œil pour la noirceur et la violence de la BD de Manu Larcenet, qui est aussi condensé dans ce shot de drogue musicale.
L’album débute par une double page très sombre avec un grand dessin d’un immense camp de migrants aux portes d’une cité protégée par un mur. On y voit aussi des gardes armés. Vous vouliez mettre immédiatement le lecteur dans l’ambiance?
K.S. Oui, ça, c’était prévu. On partait du Mayor, Gouverneur omnipotent de la Cité, qui trône en haut de son penthouse terrasse, handicapé, ivre de violence et de pouvoir, qui faute de participer à des chasses humaines, tire au fusil à lunette sur des migrants, comme des shots de puissance terrifiante. On est dans une société finalement pas si éloignée de la nôtre. Personne n’ose ouvrir les yeux sur le climat. Mais l’Europe doit s’attendre au final à 750 millions de réfugiés du Sud Sahel d’ici à 2100. Où allons-nous les accueillir ? On a déjà des camps géants. Voici la réponse en mode cauchemar. Des cités-états impitoyables. Et des camps aux alentours, sans fin, chacun tentant sa chance.
On peut aussi retourner la question d’ailleurs, ce qui sera fait dans de prochains projets. Vous êtes avec votre famille, vous mourrez de faim ou de soif, de chaleur, sans aucun avenir. Que faites vous? Vous ne vous posez pas mille questions, vous prenez le peu de biens que vous possédez et vous partez chercher une terre plus accueillante avec votre famille. Vous voulez juste vivre en fait. Pas envahir. Vivre. Comme les Indiens migrant en fonction des saisons, des bisons, comme tout peuple depuis la nuit des temps. C’est la logique humaine et la Terre est à tout le monde, non ? Barbelés et clôtures ou pas !
« Visuellement, c’est un peu un univers qui mélangerait « Blade Runner », « Dune », mais aussi tout un univers manga, « Akira » et surtout un de mes films fétiches, « Tetsuo 2 » du génialissime et fou Shinya Tsukamoto. »
Vous qualifiez vous-même l’univers de « La mécanique » de parfois foutraque. Il est en tout cas très riche. Est-ce qu’il a été compliqué de le rendre compréhensible?
K.S. Très compliqué. Pour Jef surtout (rires) ! J’abuse un peu, j’avoue, car je surcharge le découpage et « démerde-toi mon pote pour dessiner ça et qu’on comprenne bien ! ». Visuellement, c’est un peu un univers qui mélangerait « Blade Runner », « Dune », mais aussi tout un univers manga, « Akira » et surtout un de mes films fétiches, « Tetsuo 2 » du génialissime et fou Shinya Tsukamoto. Une référence absolue. L’autre énorme complexité, c’est que plus l’histoire avançait plus j’ai rajouté d’éléments, de clans, de lieux. Un peu comme si on écrivait « Game of Thrones » au fur et à mesure. La décharge et les mutants n’étaient pas prévus. D’ailleurs, je crois que Jef les a virés (rires). Un monde qui grossissait, prenait de plus en plus d’ampleur, il y a même des forêts enneigées en mode « La route » ensuite. Et surtout, c’était le principe de cité avec de multi niveaux souterrains. On a certes déjà beaucoup lu ça, mais je ne pense pas dans ces proportions, via des ascenseurs secrets. On serait plutôt au niveau de « L’Incal » à ce niveau de cité folle.
« La mécanique » reste un album qui demande un minimum d’attention de la part du lecteur…
K.S. Cette fois, on est vraiment sur quelque chose de particulier. Au départ, il s’agissait d’une trilogie sous trois points de vue différents, avec chaque tome axé sur un personnage. On a préféré pour des raisons de lecture mixer et créer une dynamique centrale. Mais moi, je devais travailler un puzzle incroyable de complexité ; il n’y a pas, vous vous en êtes sans doute rendu compte, un ou deux personnages principaux. Mais une demi-douzaine. Vananka en quête de son amour, Isabelle de vérité, Le Mayor d’un passé perdu, Lynn d’une rédemption, hantée par la mort de sa fille, Safir de liberté et d’émancipation. Surtout que du coup, on alterne parfois sur les mêmes événements vus à travers un point de vue différent, ou on reprend plus tôt dans l’histoire pour retracer des passages manquants. Un petit jeu quelque part, dans une logique « Memento » ou « Jackie Brown ». Vous me suivez ?
« Les collaborations avec Jef sont spéciales car il ne prend pas un scénario entier, une histoire, qu’il travaille ensuite à sa sauce. On travaille ensemble les univers. »
C’est important de faire « travailler » le lecteur?
K.S. J’espère qu’on ne va pas le perdre, mais plutôt le stimuler, lui offrir une épaisseur qui quelques fois fait défaut à des univers puissants. Il ne faut pas prendre ça comme quelque chose de pénible, mais bien de ludique et un peu de réflexion. On a déjà beaucoup d’histoires un peu lisses et prémâchées dans les bacs, non ? Le papier est devenu cher, autant que le lecteur rentabilise quand même s’il paye et qu’il ait un peu de profondeur et de matière ! Le top, ce serait justement qu’on me dise par moments : mais mec, ça marche pas ! Normalement, tout est carré, mais tout est parfois devenu tellement complexe, surtout que Jef changeait des bouts au fur et à mesure, qu’il est possible qu’on ait quelques trous. Surtout que moi, perso, j’ai fini l’histoire. Mais Jef est en train de la reprendre à sa sauce et qu’il est encore dedans. J’espère qu’il va pas tout faire foirer (rires) !
Est-ce que le monde dessiné par Jef est proche de ce que vous imaginiez en écrivant le scénario? Est-ce qu’il vous a surpris ? Qu’est-ce qu’il a apporté à la série?
K.S. Les collaborations avec Jef sont spéciales car il ne prend pas un scénario entier, une histoire, qu’il travaille ensuite à sa sauce. On travaille ensemble les univers. Là, il a fait un travail de fou car il a simplifié certains éléments qui devenaient trop confus. Je ne sais pas si j’ai été surpris du résultat car je n’avais plus vraiment d’éléments graphiques en tête au moment du rendu ou plusieurs directions possibles, ou trop en fait. Donc il a opté pour une des directions. Il apporte ensuite sa touche, son graphisme. Certains personnages par exemple sont exactement comme je le souhaitais, d’autres ont pris leur liberté. Là où le projet prend son envol, c’est qu’il a travaillé à l’ancrage manuel ensuite colorisé. D’où un rendu particulier et d’une jolie force. C’est un artisan Jef, un artiste qui continue à utiliser des techniques souvent abandonnées. Ça ouvre le dessin, ça l’amplifie et le singularise. Quelque part, les personnages en sortent renforcés.
Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)
« La mécanique » par Kevan Stevens et Jef. Soleil. 17,50 euros.