Clément Xavier: «C’est un album difficile à classer»

À mi-chemin entre docu-fiction et carnet de voyage, «Le Lion de Guantánamo» explore Cuba tout en interrogeant la pratique et le sens du journalisme. Son scénariste Clément Xavier nous parle de cet album singulier et captivant, réalisé avec la dessinatrice Lisa Lugrin et le grand reporter François Missen.

«Le Lion de Guantanamo» mêle fiction, reportage et géopolitique. Qu’est-ce qui vous a donné envie d’embarquer dans cette intrigue aussi audacieuse?
Clément Xavier. François Missen nous a contactés après avoir lu dans un journal local un article sur « Yékini », une bande dessinée sur un lutteur sénégalais qui mêlait déjà fiction, documentaire et politique. C’est lui qui nous a parlé de Cuba, et plus précisément de Guantánamo, cette petite ville méconnue à côté de la base américaine. Nous avons décidé d’y aller ensemble.
J’avoue qu’au départ, je n’attendais pas grand-chose de ce voyage : Cuba n’était pas une destination qui m’attirait particulièrement et je n’en connaissais que l’image d’une dictature communiste très fermée. Mais sur place, j’ai été fasciné par ce que j’ai découvert : les gens, leur créativité, leur douceur, leur humour, leur culture.
Cela m’a donné envie de comprendre la situation politique du pays, de remonter aux origines de la révolution menée par Castro et ses compagnons. Et plus je creusais, plus je découvrais une galerie de situations et de personnages étonnants : Batista, un dictateur d’extrême droite soutenu par les États-Unis, qui avait lui-même renversé un gouvernement socialiste et progressiste, issu d’une révolution contre un Président se réclamant ouvertement de Benito Mussolini, lui aussi appuyé par Washington… Bref, je me suis retrouvé face à une matière d’une richesse et d’une complexité inattendues, à la fois dans le Cuba contemporain que je découvrais et dans son passé éclairant.

C’est un album difficile à classer. Vous, comment le définiriez-vous?
C.X. C’est vrai, c’est un album difficile à classer. Je dirais qu’il mêle fiction et réalité mais la réalité, de toute façon, est toujours traversée par les fictions qu’on se raconte, tous, tout le temps. Jean Rouch l’avait très bien montré dans ses films, qui restent pour moi une référence majeure, tout comme Jean Teulé dans «Gens de France».
On pourrait parler de docufiction, peut-être, même si je n’aime pas beaucoup ce mot. Le documentaire, dans mon esprit, suppose une recherche d’objectivité, alors que mon récit est au contraire très subjectif: une sorte de carnet de voyage ou de journal intime, ponctué de séquences plus didactiques. Ces passages donnent quelques clés pour comprendre le contexte historique et géographique, l’invisible qui sous-tend pourtant une partie du réel qu’on a sous les yeux.

Vous collaborez ici avec François Missen, grand reporter. Comment s’est faite cette association et comment son expérience journalistique a-t-elle influencé votre écriture?
C.X. François connaît très bien Cuba, qu’il arpente depuis une cinquantaine d’années. Nous nous sommes donné rendez-vous à Guantánamo et avons passé quelques jours ensemble à sillonner la ville et ses environs. Avec Lisa, notre voyage a duré plus longtemps, environ deux mois.
François est un raconteur d’histoires hors pair, un bourlingueur qui a vécu des choses incroyables. En réalité, ce qu’on a partagé là-bas, c’est surtout une aventure, pleine d’imprévus, même s’il avait planifié certaines rencontres incontournables.
Par exemple, à la Casa del Changüí, un lieu emblématique de Guantánamo, une étape évidente, notée dans n’importe quel guide touristique. Mais avec François, les choses dérapent toujours un peu : je me souviens qu’on s’est retrouvés, sans trop savoir comment, à danser tard dans la nuit. Et cette image de lui, en train de se trémousser comme un adolescent, avec son sourire ravageur, illustre bien ce que j’aime tant chez lui : il n’est pas en dehors, observateur de ce qu’il raconte, il fusionne avec son sujet.
François, c’est un pourvoyeur de situations. Il ouvre des brèches dans lesquelles on s’engouffre, qui nous obligent à vivre pleinement le présent. Et je crois que «Le Lion de Guantánamo» est plein de ces observations étonnées, émerveillées, qui m’ont percuté sans crier gare.

L’album est clairement documenté, avec une veine caméra à l’épaule. Quel travail de recherche avez-vous mené pour raconter Cuba?
C.X. Oui, il y a vraiment cet aspect caméra à l’épaule. Pendant ce voyage, je tenais une sorte de petit journal intime dans lequel je notais ce qui m’étonnait : des scènes, des détails que j’ai en partie réagencés dans le récit. Le T-shirt Barbie, par exemple, qu’on aperçoit suspendu au détour d’une case, dans la réalité, il était porté par une femme aux cheveux ébouriffés, une mendiante ostensible (ce qui est rare à Cuba, où les autorités tentent de les invisibiliser).
À côté de ces notes prises sur le vif, j’ai cherché à comprendre le contexte historique et politique, ce monde invisible qui hante pourtant le présent. La documentation sur Cuba est pléthorique, notamment sur internet, et je suis allé de surprise en surprise. C’est ce sentiment-là que j’ai voulu partager avec les lecteurs. Et puis il y a des choses qu’on croit savoir sans vraiment les connaître. Par exemple, on sait que Cuba subit un blocus américain, mais depuis quand exactement? Pourquoi? Quel en était l’objectif? En creusant ces questions, on retombe sur des épisodes fascinants, comme le débarquement raté de la baie des Cochons, orchestré par un agent de la CIA déjà impliqué dans un coup d’État au Guatemala qu’il a tenté de reproduire… Bref, une chose en amène une autre, toujours plus surprenante, et qui éclaire plus finement la situation actuelle, héritière de cet empilement de barbouzeries, de cette lutte acharnée contre l’émancipation des peuples, le socialisme et la démocratie.

Le journalisme est aussi au cœur de votre récit…
C.X. Bizarrement, le journalisme m’intéresse beaucoup, il hante plusieurs de mes BD, y compris celles à venir. Il y a comme une évolution d’un livre à l’autre.
Dans «Jujitsufragettes», je racontais des féministes confrontées à une presse réactionnaire, détenue par de riches propriétaires qui méprisaient leurs revendications pacifistes. Pour se faire entendre, elles ont inventé des stratégies médiatiques spectaculaires — des happenings radicaux qui feraient frémir nos rédactions actuelles : vitrines brisées, incendie de la maison d’un ministre réac, ou même coup de cravache asséné à Churchill !
L’album suivant, «Waco Horror», s’intéresse à l’une d’elles, Elizabeth Freeman, partie aux États-Unis. Elle y met son talent de communicante au service d’une enquête sous couverture sur un lynchage au Texas. Son reportage, publié dans The Crisis, le journal de la communauté afro-américaine, a bouleversé l’opinion et contribué à faire reculer cette pratique.
Avec «Randy Shilts et la fake news du patient zéro», je franchis un cap : c’est l’histoire du premier journaliste ouvertement gay embauché par un grand média américain, à San Francisco, au début des années 1980. Un journaliste exceptionnel, rigoureux, qui, pour alerter sur l’apparition du sida, une maladie méconnue qui semblait ne toucher que les homosexuels et indifférait de ce fait les pouvoirs politiques et les médias de masse, a pourtant choisi de sacrifier sa déontologie journalistique pour produire une fake news particulièrement sale, reprise en boucle par ses confrères.


Pourquoi cela vous intéresse autant?
C.X. Cette question du journalisme me travaille parce que j’ai l’impression qu’il disparaît peu à peu. J’ai souvent le sentiment d’écouter des gens qui me racontent des opinions plus que des faits. On sait combien les médias d’extrême droite lancent des cabales reprises ensuite par les médias généralistes, qui finissent par traiter les sujets qu’ils imposent. Ce mécanisme n’est pas nouveau, déjà en son temps, Sarkozy instrumentalisait l’insécurité et l’immigration, soutenu par des amis puissants, comme Martin Bouygues, propriétaire de TF1 et parrain de sa fille… Heureusement, il reste des médias indépendants, comme Mediapart, détenus par leurs journalistes et leurs lecteurs, mais ils sont attaqués sans relâche. La manière dont Mediapart, justement, est traîné dans la boue par certains confrères, qui se contentent de répéter des éléments de langage accusatoires sans jamais s’intéresser aux faits, est éloquente.
Il m’arrive de rêver qu’une partie des journalistes acceptent l’évidence : ils ne sont plus des journalistes. La carte de presse ne suffit pas. Ce sont des raconteurs d’histoires. J’aimerais qu’ils l’assument, et qu’ils viennent sur notre terrain : celui de la subjectivité, de la fiction. Là, ils seraient bien obligés, pour intéresser les gens, de produire des récits un peu plus originaux que leurs éléments de langage réchauffés, qui dissimulent mal une certaine paresse intellectuelle et de sacrées ornières idéologiques.

Le duo de personnages principaux, François (journaliste chevronné) et Nikita (jeune pigiste), incarne deux regards sur l’information. Comment avez-vous pensé leur dynamique narrative?
C.X. Dans «Le Lion de Guantánamo», j’ai cherché à créer une tension entre deux visions du journalisme à travers François et Nikita. Le premier, reporter chevronné, incarne l’expérience, le vécu, la mémoire d’un métier qui se pratique au long cours, sur le terrain, autant de qualités devenues presque désuètes. La seconde, jeune pigiste, représente la génération qui doute, qui cherche sa place dans un monde médiatique fragilisé, paupérisé. Ils sont très différents – âge, genre, tempérament – mais tous deux partagent une même marginalité, une galère commune. Nikita s’inspire d’une cousine à nous, une jeune journaliste brillante, qui se pose forcément mille questions sur son avenir et sur celui de sa profession.

Avec la dessinatrice Lisa Lugrin, vous vous connaissez depuis le lycée et avez déjà collaboré sur une dizaine d’albums. En quoi votre duo est complémentaire?
C.X. On vit ensemble avec Lisa et il n’y a pas de chasse gardée entre nous. Je peux lui proposer des mises en scène, intervenir sur la partie graphique, et elle, de son côté, participe énormément à l’écriture du scénario. Il n’y a aucune frustration : tout circule librement.
C’est souvent Lisa qui me fait prendre conscience de mes limites. Par exemple, pendant une bonne partie de l’élaboration de l’album, le personnage de Nikita n’existait pas : à sa place, il y avait un jeune homme un peu maladroit. C’est Lisa qui a insisté – et elle avait tellement raison – pour le remplacer par une jeune femme. J’avais peur que cela crée une ambiguïté entre François et elle (sans doute une résurgence de mon inconscient patriarcal), mais nous n’avons rien changé à leur relation, et finalement, ça fonctionne très bien.
Lisa a une véritable exigence, et elle m’encourage toujours avec bienveillance à me questionner, à réfléchir, à dépasser certaines limites (et parfois à tempérer mes prises de position politiques). Moi, je lui apporte peut-être l’inverse : un peu de spontanéité. Je la soulage d’une certaine pression et j’essaye de l’encourager à faire des dessins qui l’amusent, ce qui est pleinement le cas dans cet album, sans chercher à être une “bonne élève” ou à bien faire.

Dans le contexte géopolitique actuel, comment percevez-vous la résonance de cette œuvre?
C.X. Je dirais que nous sommes aujourd’hui face au vrai visage du capitalisme. Il ne se cache plus, il n’essaie plus d’être aimable ni de se faire apprivoiser. Il montre sa nature brute, celle d’un système qui, depuis longtemps déjà, fait preuve d’une violence inouïe, notamment à l’égard des pays du Sud. Le capitalisme a décidé de nous faire pleurer des larmes de sang. Il considère que la comédie a assez duré: dans un monde clos, où les ressources sont limitées, il est désormais temps que nous contribuions, nous aussi, à ses profits, qui eux se veulent illimités. Et, comme toujours dans l’histoire, cela passera par la sélection de dirigeants locaux autoritaires, voire fascistes, qui jouiront d’un pouvoir illimité sur nous.
Cette histoire que nous redécouvrons aujourd’hui, avec la vulgarité et la brutalité d’un Trump, a déjà été éprouvée depuis longtemps dans certains pays comme Cuba. Alors regardons, instruisons-nous. Non pas pour imiter une dictature communiste repliée sur elle-même, mais pour observer comment les gens ont résisté. Et c’est là que les choses deviennent intéressantes : privés de tout par le blocus américain, les Cubains ont inventé des systèmes d’ingéniosité, de solidarité, de production locale et de résilience qui peuvent nous inspirer aujourd’hui, à l’heure où le réchauffement climatique nous oblige à repenser nos modes de vie et à sortir d’un modèle qui n’est soutenable ni désirable pour personne.

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)

«Le Lion de Guantánamo» par François Missen, Clément Xavier et Lisa Lugrin. Delcourt. 16,99 euros.

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