Christian Perrissin: « L’autre réalité du Kenya »

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En s’éloignant des clichés habituels qui résument trop souvent le Kenya à un
paradis pour photographes animaliers, Christian Perrissin dévoile une autre
réalité de ce pays encore en proie à une tension certaine entre autochtones et
descendants de colonisateurs. De quoi nourrir l’intrigue complexe et haletante
des Munroe.

Après l’Afghanistan pour « El Nino », pourquoi l’Afrique et plus précisément le
Kenya ?

Christian Perrissin. J’avais été marqué par « La ferme africaine » et toute la correspondance que Karen
Blixen entretint avec sa famille durant son long séjour dans les Ngong Hills. Je
m’intéressais depuis un certain temps aux descendants des premiers colons blancs
de la vallée du Rift, cette longue
faille qui s’étend de l’Éthiopie jusqu’au sud du continent, traversant Kenya,
Tanzanie… munroe1.jpg De là est parti un embryon d’histoire que j’ai soumis à Philippe
Hauri, mon directeur éditorial. Nous en avons discuté longuement et Philippe en
est venu à évoquer l’affaire Cholmondeley, dont j’ignorais tout, et qui
défrayait la chronique depuis quelques mois au Kenya. Un fait divers qui donne
une toute autre vision de celle qu’on a habituellement : savane, Masaï et
animaux sauvages. En faisant de nouvelles recherches autour des riches
aristocrates blancs du Rift, j’ai découvert ce qui se cache derrière l’image
d’Épinal du Kenya, comment vivent et se comportent aujourd’hui les kenyan
cowboy.

Vous n’avez jamais eu envie d’écrire une histoire contemporaine qui se
déroulerait en France ?

Ch.P.
Non. Je n’ai aucune inspiration pour la France d’aujourd’hui. Baru, Rabaté,
Davodeau, Brunschwig excellent en la matière. Je ne saurais pas quoi raconter ni
comment.

« Les Munroe » a été présentée comme une saga familiale. N’est ce pas trop
réducteur, car il s’agit tout autant d’un polar, voire d’un thriller politique ?

Ch.P. C’est à cause du titre – un nom de famille fait forcément référence à une saga
familiale. Du coup toute la communication s’est faite là-dessus. J’avoue ne pas
m’être posé la question. Il se peut que cette étiquette de saga familiale ne
rende pas service à la série. C’est devenu ringard ces histoires de grandes
dynasties foncières depuis les feuilletons de l’été de TF1 et France 2. « Les
Munroe », ce n’est pas non plus qu’un polar. Mais comme il faut toujours classer
une œuvre dans un genre bien précis… En fait, je ne me soucie assez peu de ce
qui se passe en dehors de la création d’un album ou d’une série. Je me concentre
essentiellement sur mon récit et ma collaboration avec le dessinateur. Avec
Boro, malgré la distance qui nous sépare et la barrière de la langue, nous nous
entendons vraiment bien. Nous passons beaucoup de temps sur le storyboard, c’est
l’étape que je préfère. Mais peut-être est-ce un tort aujourd’hui de ne pas se
préoccuper de la vie de son livre. Je ne suis pas très porté sur la
communication. Je n’ai ni blog, ni site et je fréquente rarement les festivals.
Beaucoup d’auteurs y consacrent du temps et de l’énergie, c’est sûrement un
atout.

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Mélanger les genres était l’une de vos idées de départ ou cela s’est imposé au
fil de l’écriture ?

Ch.P. Je me suis lancé dans l’écriture des Munroe à partir de deux éléments
dramaturgiques :
1/la cavale du fils cadet, et l’onde de choc qu’elle provoque au sein de sa
famille, au moment où le père doit se remarier avec une jeune femme très riche
qui sauvera la plantation familiale.
2/l’enquête menée par un vieux flic qui sort d’une dépression suite à la mort de
sa femme, et qui a l’ordre de ramener le fugitif en prison en se débrouillant
pour ne pas ébruiter l’affaire. C’est à partir de là que toute la trame s’est
construite, mêlant conflits de famille, survie dans le bush, vie des bidonvilles
et enquête policière.

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J’ai lu que vous n’aviez jamais mis les pieds en Afrique. Or, grâce à de
multiples détails, on ressent vraiment l’ambiance du Kenya dans cette série.
Quel est votre truc ?

Ch.P. On me pose souvent la question. Et je me dis toujours que quand on lit un roman,
on trouve
normal que tout sonne juste. Alors pourquoi pas dans une BD ? Question de temps
sans doute. Je lisais une interview de Dan Franck qui disait que pour écrire un
livre il lui faut en lire trois cents. Bon, c’est sans doute exagéré mais ça
donne une idée du boulot. Pour une histoire en 4×46 pages comme « Les Munroe », il
me faut lire ou consulter près d’une trentaine d’ouvrages et visionner une bonne
quinzaine de documentaires. Et au final, je ne dois probablement utiliser que
20% de mes recherches. Mais les 80% restants constituent un socle solide sur
lequel je peux m’appuyer. Le plus difficile, c’est de parvenir à oublier la doc
au moment de l’écriture du scénario. Rien de plus assommant que ces histoires où
l’on sent le poids d’une documentation mal digérée. Ensuite, il y a, bien sûr,
tout le travail de Boro. Il se documente beaucoup, lui aussi, de manière à
s’éloigner le plus possible de la carte postale, du cliché. Surtout avec le
Kenya ! Aujourd’hui, avec internet, c’est plus facile qu’avant, on trouve des
photos du moindre coin de la planète.

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On pense forcément à « Out of Africa ».
Ch.P.
Oui, j’y fais même référence dans le tome 1, quand Ted Munroe, aux commandes de
son avion, s’imagine être le nouveau Dennis Finch Hatton. Disons que « Les
Munroe » parle du Kenya d' »Out of Africa » presque cent ans après. Robert Munroe
est le fils de Kerrill, qui arriva au Kenya quand Karen Blixen s’y trouvait
déjà. Mais c’est surtout « The Constant Gardner » qui m’a inspiré. Le roman de
John le Carré donne une très bonne idée du Kenya d’aujourd’hui, et le film qui
en a été tiré nous éloigne considérablement de ce qu’on peut imaginer de ce
« royaume » du safari photo.

La série BD « Les corruptibles », parue également chez Glénat, plonge également au
cœur de l’Afrique…

Ch.P. Je ne connais pas cette série BD.

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Est-ce vraiment aussi tendu aujourd’hui entre les blancs et les noirs au Kenya ?
Ch.P. Il reste 30.000 blancs au Kenya. Depuis l’indépendance, ils essaient de se faire
discrets et vivent principalement de leurs terres et du tourisme. Beaucoup sont
très riches, mais pas
tous. L’un des problèmes majeurs, c’est qu’ils s’obstinent à vouloir garder des
privilèges d’un autre temps. Et puis les Masaï, les Kikuyu et d’autres ethnies
sont en train de réclamer les terres spoliées autrefois. Ces dernières années,
l’affaire Cholmondeley a mis le feu aux poudres. En 2005, quand Thomas
Cholmondeley, arrière petit- fils de Lord Delamere, abat froidement un
garde-chasse masaï du KWS qui s’était aventuré sur les terres de son ranch, il
est, semble-t-il, convaincu de son bon droit. Tout comme la communauté blanche
du pays. Le procès fut vite expédié et Cholmondeley aussitôt acquitté, ce qui a
provoqué un séisme. Ajoutons à cela la corruption, l’extrême pauvreté d’une
grande partie de la population – le bidonville de Kibera étant le plus grand
d’Afrique avec près d’un million de personnes. Nous sommes très loin de
l’ambiance lodge, 4×4 et bain de soleil même si c’est aussi une réalité du
Kenya.

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Aujourd’hui, les lecteurs semblent plébisciter les cycles plutôt courts. Est-ce
que vous en avez tenu compte au moment d’écrire les Munroe ?

Ch.P. Cette histoire se
déroulera sur 4 tomes : La vallée du Rift, Magadi Train, Les larmes de Kibera et
S’il pleut à Kijambe. Je l’ai écrite en 2008-2009. A ce moment-là, je ne me
préoccupais pas de ces questions de longueur de cycle. Je procédais toujours
ainsi : écriture du scénario de A à Z, puis un premier découpage rapide pour
définir le nombre de tomes. Après avoir hésité entre 3 de 54 planches ou 4 de
46, nous avons choisi la deuxième option pour une meilleure dynamique du récit.
Mais depuis, j’ai pris conscience de l’évolution du marché et je me rends compte
à quel point la série classique est en souffrance. Chose sans doute logique, à
l’heure où l’importation des manga permet de lire en quelques mois des récits
longs de plusieurs centaines de pages, ou bien encore les intégrales de séries
américaines en dvd !
Je découvre, en ce moment, « Sur écoute » (The Wire en vo),
une excellente série policière qui se passe à Baltimore. L’écriture est de très
haut niveau, le casting aussi : personnages très bien caractérisés, intrigues
passionnantes, d’un réalisme époustouflant, sans aucun manichéisme. Cinq saisons
de 13 épisodes qu’on peut visionner en quelques semaines. Comment la série BD
d’albums de 46 planches à suivre va-t-elle pouvoir survivre si on en reste à une
publication annuelle ? Moi-même, grand lecteur de BD, j’avoue être frustré de
devoir attendre aussi longtemps. Quand j’étais plus jeune, c’était au contraire
un vrai plaisir cette attente. Les temps changent, je ne suis pas inquiet, la BD
est encore jeune, elle n’a pas fini d’évoluer.

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne.

« Les Munroe » par Perrissin et Pavlovic. Glénat, coll.Grafica. 13,50 euros.

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