Brrémaud: «Un récit ultra-réaliste sur fond de guerre froide»

Porté par des personnages hauts en couleur et l’élégant dessin de Vic Macioci, «Havana Split » nous embarque dans une aventure trépidante en pleine révolution cubaine. Son scénariste Brrémaud revient sur les étapes de création de cette série prometteuse où se croisent mafieux, ex-agents de la CIA, détectives privés et starlette de cinéma.


Qu’est-ce qui vous a inspiré à situer l’histoire de « Havana Split » dans le Cuba de 1958, en pleine révolution?
Brrémaud. Beaucoup de choses à vrai dire, allant du voyage à la lecture, en passant par le cinéma et la musique. Et un rêve que j’ai fait il y a plus de vingt ans où les bases de l’histoire étaient posées. Je me suis réveillé, et hop, le joli cadeau que voilà ! C’est toujours intéressant d’installer ses histoires dans les zones de frontière, ou de non-droit (ce qui revient souvent au même). Et plus encore quand l’histoire est en mouvement. On ne sait jamais ce qui va se passer. Un événement de portée mondiale peut faire pschitt à cause d’une peau de banane, et un personnage peut devenir central en deux ou trois cases.

Avec Cuba, on a tout. Les Caraïbes, les États-Unis à proximité, le soleil, quelques tornades et une révolution en marche. Le tout dans un contexte mondial de Guerre froide. Ça me rappelle aussi une phrase d’Hugo Pratt, qui disait que dans le chaos, il suffit de vouloir quelque chose pour l’obtenir. Comme une petite lumière qui brille au milieu d’une bagarre ou du brouillard. Bref, quand la petite histoire influe sur la grande, et finalement, nous révèle toutes les facettes de la vérité.

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Avez-vous également été inspiré par certaines œuvres?
Je ne pourrai pas faire une liste des œuvres qui m’ont inspiré pour « Havana Split » mais je peux au moins citer quelques titres qui, au fil des années, ont sans doute eu une belle influence. Enfin, j’espère : « Les innommables », « Célestin Speculoos », « Notre agent à La Havane », « Ne nous fâchons pas », « Fantasia chez les ploucs », « American Tabloïd » (la trilogie), et bien sûr « Cuba » l’épisode de Torpedo.


Dépeindre fidèlement l’ambiance de La Havane à la veille de la révolution cubaine a nécessité beaucoup de recherches?
Pas mal oui, mais c’est très difficilement quantifiable. Disons qu’à force de lectures, la documentation s’est amoncelée toute seule. De lectures, mais aussi d’archives filmées, de voyages et de témoignages directs de Cubains et Américains qui ont connu la révolution. Je parle là d’officiels cubains et d’acteurs culturels de Cuba et d’Amérique du Sud, mais aussi de Cubains qui ont émigré. Et puis bien entendu les livres de Paco Taibo II, sur le Che notamment.

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Vous montrez bien l’implication des États-Unis dans la politique cubaine. On a le sentiment que c’est un sujet qui vous passionne?
Pas plus que d’autres sujets de géopolitique. Disons que le XXe siècle, et l’histoire contemporaine m’ont toujours intrigué. Au même titre, les années que l’on vit en ce moment sont très intéressantes. Pas forcément joyeuses ou pleines d’espoir, mais intéressantes, ça oui. Après, je ne fais pas une fixation sur les États-Unis. D’ailleurs, si Dieu prête vie à notre projet, j’aimerais envoyer certains personnages de la série en Angola, en Algérie, voire en Indochine avant même les événements d’« Havana Split ». En Bolivie et à Miami.



« Havana Split » combine humour, action, suspense et éléments historiques. Comment avez-vous équilibré ces différents aspects dans le scénario?
Je n’analyse pas grand-chose, mais le monde est comme ça. Tout ne tient qu’à un fil. Des guerres sont déclarées parce qu’untel a mal dormi, des lettres n’arrivent pas. Et ça a de grandes incidences. Pour le reste, j’ai tout de même l’impression d’avoir écrit une histoire ultra-réaliste. Le fait que la mort et les instants de joie s’enchaînent, n’a rien d’étonnant. Surtout sous ces latitudes où la mort fait partie de la vie. Et inversement.

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Je trouve le dessin de Vic Macioci très élégant. C’est ce qui vous a séduit?
Forcément, pour ce genre d’histoires, il faut un dessin expressif, avec de bons acteurs. Tout sauf des marionnettes figées. La passion cubaine de Vic et son talent de dessinatrice sont tombées à pic. Avec elle, on peut tout raconter, et naviguer d’un ton à l’autre. C’est parfois le problème des albums réalistes. Les personnages ont des expressions tellement figées qu’une partie du scénario vole en éclats, tout ce qui touche à l’humour ou à la légèreté. Trouver un dessinateur ou une dessinatrice pour un projet de ce genre n’est jamais simple. Trop réaliste, ça ne marche pas. Mais pas assez, on tombe dans la caricature et quand l’histoire devient sombre, on n’y croit pas non plus. Le dessin de Vic était donc parfait. Et pour moi, c’est un génie. D’ailleurs, à Lucca comics, pour la sortie de son premier album, « Gravity Level », elle a reçu direct le prix du meilleur dessin.



Son style colle parfaitement aux années 50…
C’est vrai. Mais pour y parvenir, Vic a fait des recherches de fou. Franchement, on aurait de quoi remplir 10 artbooks. Elle a tout étudié. Des fenêtres aux jantes de voitures. Après, comme je le disais, elle a une grande passion pour la musique et la culture cubaine. Donc rien n’était vraiment nouveau pour elle.


Il y a aussi un sublime travail sur les couleurs…

Maggie a fait un travail incroyable sur les couleurs. Certaines pages en noir et blanc sont assez chargées. Ses couleurs rendent le tout plus lisible, et plus élégant encore. Ça fait même ressortir l’encrage. Vic l’a évidemment guidée au début, car moi, j’en étais incapable. Pas à ce niveau-là, en tout cas. Ça mériterait d’ailleurs une édition en noir et blanc pour se rendre compte de l’importance de son travail sur la couleur.

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J’ai le sentiment que Lily n’est pas encore vraiment entré en jeu, que ce premier tome n’est qu’un échauffement pour elle. Ce personnage va devenir encore plus important dans les prochains tomes ?
Elle débarque à Cuba après des années dont elle ne se souvient de pas grand chose, est accueillie par deux détectives (un ex de la CIA, et un Cubain assez lâche). Elle pose à peine le pied sur l’île qu’elle est témoin d’un attentat, se retrouve face à des policiers corrompus, et des mafieux qui enlèvent son père et lui propose un marché pour le récupérer. Alors oui, il y a de quoi être surpris. Un échauffement comme vous dites. Mais pas de panique, elle prend la mesure de la situation et son destin en main. Mieux encore, elle sera là pour le grand dénouement. Ce qui n’est pas donné à tous les personnages, car il va y avoir de la casse.


D’ailleurs, avez-vous déjà défini le nombre d’albums de cette histoire ? Est-ce une série qui pourrait se prolonger ?
Oui, et oui. On termine un cycle de plusieurs tomes et ensuite, on voit. En fonction des envies de chacun évidemment, éditeur compris. Le deuxième tome est pour ainsi dire terminé. On enchaîne le troisième après Angoulême.

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)

« Havana Split Tome 1 – Bienvenue à Cuba » par Brrémaud et Vic Macioci. Dupuis. 17,50 euros.

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