Thomas Legrain: « Un rythme proche d’un film »
Avec ses grandes cases et son trait dynamique, le dessinateur Thomas Legrain donne beaucoup de rythme à ce thriller réaliste écrit par Stephen Desberg. Sur 80 pages, « Bagdad Inc. » traque un tueur en série dans l’Irak en guerre de 2004 et ouvre idéalement la nouvelle collection One shot du Lombard.
Qu’est-ce qui vous a inspiré dans le scénario de Stephen Desberg ?
Thomas Legrain. En dehors de pouvoir faire une BD avec Stephen, avec qui j’étais en relation depuis pas mal de temps, et de pouvoir ainsi concrétiser toutes nos cogitations, ce qui m’a emballé était bien entendu le sujet traité. C’est plus que jamais d’actualité au vu des derniers événements avec les vagues de réfugiés venus d’Irak et de Syrie. La guerre d’Irak menée par W. Bush et son administration pour des raisons plus que contestables et de manière totalement inconséquente est évidemment une des sources principales, pour ne pas dire LA source (sans remonter trop loin) des problèmes incommensurables auxquels le Moyen-Orient, et maintenant l’Europe, vont être confrontés présentement et à l’avenir. Creuser un tel sujet ne pouvait que m’intéresser.
Ces histoires sont toujours très documentées et très ancrées dans le réel. Il fallait impérativement être à la hauteur au niveau du dessin ?
Th.L. Il faut toujours être à la hauteur au niveau du dessin, ou en tout cas faire tout ce qu’on peut pour l’être (et je laisse au lecteur le soin de juger de la pertinence de mon travail). D’autant plus quand on aborde un sujet pareil, on ne peut pas faire n’importe quoi.
J’ai dû pas mal me documenter sur tout ce qui concernait les militaires américains (corps d’armée, costumes, grades, engins, etc…). C’était pas mal de boulot car « Bagdad Inc. » traite de plusieurs époques différentes, surtout dans l’intro.
La documentation est importante sur ce genre de projet ?
Th.L. C’est indispensable pour rendre crédible une histoire comme « Bagdad Inc. » dont l’intrigue reste une fiction dans un contexte réaliste. Pour ça, je n’ai pas changé ma méthode par rapport à Sisco, à ceci près que je n’ai évidemment pas pu me rendre sur place pour me documenter sur Bagdad (contrairement à Paris où se déroule l’essentiel des aventures de Sisco).
Maintenant, Bagdad n’est pas la ville la plus connue du public BD européen, donc j’ai pu remplir les blancs en inventant, liberté que je prends rarement avec Paris. L’important était ici de « créer » un Bagdad crédible, et j’espère que c’est le cas.
Dessiner Bagdad en guerre était excitant ?
Th.L. Oui, c’était assez excitant. Créer une ambiance aussi crépusculaire, à tous les niveaux (tant pour les décors que pour les personnages), était vraiment intéressant. Je n’ai pas rencontré de difficultés particulières, ça s’est fait assez facilement. J’ai eu énormément de plaisir à dessiner cet album.
Il y a de l’action dans « Bagdad Inc ». mais aussi de nombreuses planches de dialogue dans des bureaux ou des hôtels…
Th.L. L’équilibre me convenait très bien. Mes scènes préférées restent les scènes d’action, mais j’ai pu aussi faire de belles prises de vue, des plans très larges de la ville en ruines et de son ambiance. C’était vraiment intéressant. D’autant plus qu’on avait décidé dès le départ de ne pas surcharger les planches en nombre de cases. L’avantage du one shot étant justement de ne pas être trop contraint par le format 46 planches habituel. Ça m’a laissé beaucoup de liberté, notamment de pouvoir faire presque tout l’album avec des cases en (plus ou moins) 16/9. Le rythme de l’album étant très proche de celui d’un film, j’ai pu accentuer cet effet avec ce découpage spécifique. J’ai adoré, et je compte bien refaire ce genre de découpage à l’avenir si le scénario s’y prête.
Les dessins en noir et blanc publiés à la fin de l’album insistent sur votre sens du détail. Cela ne vous tenterait pas de vous passer de couleurs ?
Th.L. Oui, comme beaucoup de dessinateurs je pense, ça me plairait de rester en noir et blanc, surtout que beaucoup de détails sont effacés par la colorisation. Mais la colorisation sur « Bagdad Inc. », réalisée à quatre mains par Benoit Bekaert et Elvire de Cock, me semble très réussie et ne déforce absolument pas mon dessin, bien au contraire. Certaines ambiances ne peuvent être rendues qu’avec des couleurs, et si le coloriste fait bien son boulot, il apporte toujours un vrai « plus ».
D’où vous vient votre trait réaliste ?
Th.L. Je n’ai jamais dessiné autrement qu’en réaliste. J’ai été biberonné à la BD réaliste « vanhammienne » dans les années 90 et les dessins des Francq, Vance et Rosinski sont ceux qui ont eu le plus d’impact sur moi quand j’étais gamin. Je n’ai jamais voulu faire autre chose que m’inscrire dans ce type de dessin. Après, j’ai eu d’autres influences, tout aussi déterminantes, comme celles de Iouri Jigounov, Yukito Kishiro ou Travis Charest, même si pour les deux derniers ça ne se voit sans doute pas du tout. L’avantage (parmi pas mal d’inconvénients) de ne pas avoir fait d’école de dessin est d’avoir pu choisir mes propres influences, et de développer progressivement mon dessin sans jamais le dénaturer, en essayant de m’améliorer à chaque BD et de gommer pas à pas les défauts (et j’ai encore pas mal de boulot devant moi). Mon évolution depuis mes débuts est assez logique.
Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)
« Bagdad Inc. » par Stephen Desberg et Thomas Legrain. Le Lombard. 14,99 euros.