Sylvain Gâche : « Parler de sport dans un contexte historique »
Dans « Croke Park », Sylvain Gâche mêle le sanglant « Bloody Sunday » de 1920 à la belle victoire irlandaise face à l’Angleterre dans le Tournoi des Six nations 2007. Mis en image par Richard Guérineau, cet album passionnant revient avec beaucoup de précision sur deux grands moments de l’histoire irlandaise.
Ce « Bloody Sunday » est moins connu que celui de 1972 à Derry. Comment l’expliquez-vous ?
Sylvain Gâche. C’est vrai que celui de Derry a un peu éclipsé les trois autres. L’expression a été popularisée par le groupe U2 dont les paroles de la chanson, même assez évasives, font référence à celui de 1972. Il est plus récent et plus marquant. Les années 70 préfigurent Margaret Thatcher et rendent le combat nord-irlandais, quelque part, romantique. Le « Bloody Sunday » de 1920 est passé dans les oubliettes de l’histoire. C’est aussi pour cela que je l’ai choisi. J’en avais entendu parler et j’ai approfondi mes connaissances sur le sujet grâce à mes recherches.
Cet album montre deux violences très différentes. Le Sinn Fein ne vise que des officiers tandis que les Anglais tirent aveuglément sur des civils. Vous ne cherchez pas pour autant à minimiser la violence des Irlandais qui abattent froidement des officiers dans le dos ?
S.G. Je ne voulais pas d’un récit manichéen, même si on doit sentir que j’ai une sympathie irlandaise. Ce n’est jamais tout blanc ou tout noir. Je voulais surtout faire le lien entre ces deux moments de la journée puisque les événements de l’après-midi sont la conséquence de ce qui s’est passé le matin. Les Anglais sont en colère de voir mourir ceux qui ont partagé les tranchées avec eux. Ils ont peur, car ils sont en insécurité constante. Il y a l’alcool aussi et pour certains un désir de vengeance. Ils voient des Irlandais courir et en profitent pour tirer dessus.
Sur un récit aussi riche condensé en un tome, il est compliqué de tout contextualiser et d’expliquer comment les Irlandais en sont arrivés à assassiner des officiers anglais…
S.G. On voit qu’il existe une vraie tension entre les deux communautés avec la baston dans le train au début de l’album. Le dossier documentaire apporte ensuite quelques précisions. C’est un conflit très méconnu en France. Je suis prof d’histoire depuis une trentaine d’années et cela n’a jamais figuré dans le moindre programme.
Vous vous êtes rendus en repérage à Dublin. En quoi ce voyage a influencé votre récit ?
S.G. J’y suis allé une première fois en famille en août 2018 où nous avons traversé l’Irlande. Nous sommes par exemple allés voir la tombe de Michael Hogan dans le comté de Tipperary. J’ai profité de notre itinéraire pour m’imprégner de l’histoire de l’Irlande, mais aussi de ses paysages. Cela m’a aussi vraiment servi pour une raison toute bête : visualiser certaines actions.
Comme j’ai travaillé depuis chez moi à partir d’archives en ligne, le Français que je suis ne comprenait pas que les Irlandais venant d’exécuter deux espions au 38 Upper Mount Street se fassent tirer dessus par des Anglais résidant, selon ces sources, presque en face… au 28 de la même rue ! En me rendant là-bas, j’ai découvert que les numéros des maisons se succèdent du même côté de la rue (n° 1, n° 2, n° 3…) puis, arrivés au bout, se prolongent en face (n° 32, n° 33, n° 34…) ce qui expliquait pourquoi les n°28 et n°38 sont presque en face et… comment il peut y avoir échange de tirs, entre les deux factions !
L’originalité de votre album réside dans la mise en perspective des événements de 1920 avec le match de rugby de 2007. Cela s’est immédiatement imposé ?
S.G. Je devais faire un album d’une centaine de pages, qui parle de sport dans un contexte historique. Kris, le directeur de cette nouvelle collection « Coup de tête », nous avait donné des idées avec ce qui était en chantier : une biographie d’un boxeur et une rencontre sportive. Ma compagne m’a alors suggéré de parler d’un stade. Comme elle est d’origine du Sud-Ouest, elle m’a ensuite parlé de rugby. Elle imaginait une histoire en Argentine avec les Pumas pendant la dictature. J’ai gardé ses deux premières idées et me suis rappelé de la plus grande raclée prise par l’équipe d’Angleterre dans le Tournoi des Six nations. C’était Irlande-Angleterre de 2007. Très rapidement, j’ai pensé à la guerre d’indépendance et j’ai découvert que le « Bloody Sunday » de 1920 avait eu lieu dans ce même stade de Croke Park.
Il y a ce moment fort où le discours des entraîneurs à la mi-temps résume l’état d’esprit des deux camps en 1920…
S.G. C’est une scène qui ne devait pas exister, dans un souci global de réduction de pages. Traiter le match de rugby était assez simple, car j’avais des images. Par contre, il n’y avait pas de caméras dans les vestiaires à la mi-temps. J’ai donc totalement imaginé les discours des coachs comme une référence à ce qui se passe en 1920. C’est à la fois la mi-temps du match de rugby et du « Bloody Sunday ». C’est vraiment un moment clé. Cela me fait plaisir que vous l’ayez remarqué (sourire).
Graphiquement, on présente les vestiaires sur deux pages. Celle des Irlandais s’ouvre avec une grande case qui montre un vestiaire uni vers un même objectif, comme l’IRA l’était pour dégager les Anglais de leur île. Les Anglais sont en revanche morcelés dans des cases séparées pour montrer qu’ils avaient pris un coup sur la tête lors de la première mi-temps du match, mais aussi lors de la matinée du « Bloody Sunday ».
Dans les bonus de l’album, vous expliquez que vous trouviez que le dessin de Richard Guérineau était particulièrement adapté à cette histoire. Pourquoi ?
S.G. J’avais très envie d’avoir Richard au dessin. Mon directeur de collection m’avait fait comprendre qu’il ne fallait pas rêver. Je savais qu’il aimait l’histoire pour ses récits sur Charles IX et Henri III. Je connaissais aussi sa série sur les Stryges dans un univers fantastique. Je le voyais très bien dans l’ambiance irlandaise. C’était un rêve éveillé qui est devenu réalité. Il m’a dit avoir été séduit par cette ambiance « Peaky Blinders »». Cela a été un émerveillement à chaque fois que je recevais des planches. Son dessin est à la fois précis, ce qui était important, car il y a beaucoup de personnages, et très riche en détails. On le voit dans les intérieurs des différentes maisons. Tout cela donne du sens à l’histoire.
Ses scènes de rugby sont également très dynamiques…
S.G. C’est compliqué de représenter du sport en bande dessinée. Il faut un dessinateur virtuose pour avoir le geste juste. Richard disait qu’il était difficile de représenter le rugby, car il fallait faire avancer des joueurs qui se font des passes en arrière. Il faut une grande maîtrise de l’espace pour essayer de faire ressentir l’intensité d’un match.
Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)
« Croke Park, dimanche sanglant à Dublin » par Sylvain Gâche et Richard Guerineau . Delcourt. 21,90 euros.