Pierre-Paul Renders: « J’adore créer des puzzles narratifs »

Avec Denis Lapière et le dessinateur Adrian Huelva, Pierre-Paul Renders a adapté la saga post-apocalyptique « U4 ». Les quatre premiers tomes, centrés sur chacun des personnages, sont parus simultanément et se lisent dans n’importe quel ordre. Un dernier album viendra clore cette mystérieuse histoire d’adolescents cherchant à éviter une pandémie mondiale.

Comment vous êtes-vous retrouvé à adapter les romans « U4 »?
Pierre-Paul Renders.
Les éditions Syros/Nathan, qui ont édité la quadrilogie originale de Carole Trebor, Vincent Villeminot, Florence Hinckel et Yves Grevet, souhaitaient explorer la possibilité d’une adaptation en BD. Ils se sont tournés vers Dupuis et Laurence Van Tricht, éditrice de la série « Alter Ego », a tout de suite pensé à Denis et moi, puisque nous étions familiers du principe du puzzle narratif à entrée aléatoire. Nous avons lu les romans et le concept nous a plu. Nous avons senti qu’il y avait la place pour une véritable adaptation, moyennant une importante réécriture puisqu’il fallait condenser en 120 pages de BD des romans d’environ 300 pages. L’idée nous a paru amusante et le défi excitant, notamment si nous pouvions conclure par un cinquième tome unique réunissant la dernière partie de chacun des quatre romans. Nous avons fait une proposition qui supposait que les auteurs nous fassent confiance et nous laissent réinterpréter leur partition à notre guise, dans le respect de l’esprit de la série. Ils ont aimé notre proposition. À partir de là, c’était gagné.

C’est une saga young adult comme le souligne le dossier de presse. C’est un genre qui vous était familier?
P-P.R.
Pour moi, le youg adult était un nouveau créneau (moins pour Denis, qui a pratiqué à peu près tous les genres en BD), mais nous avons surtout décidé d’écrire une adaptation qui plairait à tous, sans accentuer plus les codes du young adult. Nous avons fait l’adaptation qui nous plaisait à nous, à notre « young adult » intérieur. Aux ados de dire si nous avons réussi, même si, certainement, comme la plupart des auteurs qui écrivent du « young adult », nous n’échappons pas à l’ « adult gaze », le regard romantisé et fantasmé que portent les adultes sur l’adolescence, un âge qui n’est vraiment compréhensible que par les ados eux-mêmes.

« U4 – Stéphane »

« U4 » aborde de nombreux thèmes d’actualités comme les réfugiés, les théories du complot ou les pandémies. Cela a du être particulier pour vous de travailler sur cette histoire en pleine période de Covid-19…
P-P.R.
En fait, l’essentiel du boulot d’adaptation était fait avant le déclenchement de la pandémie. Au fur et à mesure où le scénario se dessinait, c’était fascinant, oui, de voir les échos avec l’actualité au plan sanitaire et sécuritaire. Mais personnellement, depuis mon premier film « Thomas est amoureux », je suis habitué à voir mes créations d’anticipation rattrapées par la réalité. « Alter Ego » explorait aussi l’idée d’un complot vaccinal mondial avec agenda caché. Attention, je ne dis pas que c’est ce qui se réalise actuellement, entendons-nous bien (sourire). Pour ce qui est des thématiques des réfugiés, elles font hélas partie de notre actualité depuis de très nombreuses années…

En 2006, avec déjà Denis Lapière, vous avez créé la série « Aller Ego » où l’on suivait les destins croisés de plusieurs personnes. C’est un concept que vous appréciez?
P-P.R.
Énormément. J’ai un esprit ludique, j’adore créer ces puzzles narratifs qui s’imbriquent et se complètent. Avec « U4 », intervenant avec du recul sur une matière déjà complètement écrite par les auteurs des romans, nous avions la vue d’ensemble et nous avons pu d’autant plus renforcer cet aspect de complémentarité entre les histoires dans l’adaptation BD. Et surtout développer l’idée d’un épisode final, pour éviter les redites qui dans les romans fonctionnent assez bien, car il n’y a pas les images pour les rendre redondantes, on est collé aux ressentis des personnages. La BD n’a pas les mêmes atouts de suggestion. Par contre, elle permet d’aller droit au but, d’éviter les descriptions littéraires.

« U4 – Jules »

Sur son site internet, Florence Hinckel souligne que son histoire a forcément été plus ou moins trahie. Vous n’avez pas du tout travaillé avec elle?
P-P.R.
Les quatre auteurs nous ont octroyé leur totale confiance au départ, mais nous souhaitions nous assurer qu’ils adhéraient aux choix que nous faisions. Nous leur avons donc soumis les synopsis et aussi la version dessinée dès qu’elle a été terminée, en noir et blanc. Ils nous ont parfois fait des remarques ou des propositions et, en général, nous en avons tenu compte. C’était la moindre des choses, vu qu’ils nous avaient confié leurs personnages. Tout s’est fait dans une très bonne entente. Mais ces interactions ont été très rares. Nous avons vraiment travaillé en tandem, Denis et moi, comme nous le faisons maintenant depuis longtemps, avec bonheur.

Qu’est-ce que le passage à la bande dessinée a impliqué comme changements?
P-P.R.
Je ne pense pas que Florence ou d’autres se sentent trahis. Nous avons changé certes beaucoup de détails, simplifié et densifié la narration (les évènements se déroulent sur près de deux mois dans les romans, nous les avons condensés en trois ou quatre semaines), élagué plein de péripéties et de personnages, mais nous avons tenus à garder ce qui, à nos yeux, faisait l’essence de chacun des personnages et ce qui constituait les grandes scènes clés des romans. Nous avons cherché à être fidèles à l’esprit et je crois que les auteurs l’ont senti et nous ont fait confiance. Même si à l’arrivée, ça doit être très particulier de voir leur histoire remaniée et réinterprétée de la sorte… C’est un peu comme si Schubert entendait « La Truite » interprétée en version rock.

« U4 – Koridwen »

L’autrice des romans mentionne également la qualité du rythme narratif. C’était l’une des choses les plus compliquées à réussir dans cette adaptation?
P-P.R.
Ça fait partie de notre marque de fabrique à Denis et moi, quand on travaille. Denis est un orfèvre du rythme et j’ai beaucoup appris avec lui. J’aime écrire de l’action et faire avancer l’intrigue, lui est sensible aux moments d’émotions et de dramatisation. Nous avons fini, je crois, par déteindre l’un sur l’autre. J’ai énormément appris à son contact. Mais venant du cinéma, j’ai aussi un apport narratif particulier. Je ne pense pas que le rythme était plus compliqué à réussir dans ces scénarios-ci, du moins à partir du moment où nous avions vraiment la liberté de réarranger les péripéties et l’intrigue selon notre ressenti.

Les quatre premiers albums peuvent se lire dans n’importe quel ordre. Est-ce que cela peut légèrement changer la perception de l’histoire selon que l’on commence par Jules, Yannis, Koridwen ou Stéphane?
P-P.R.
Oui, évidemment, c’est cela tout le charme de cette narration aléatoire. Comme les récits se croisent, dès qu’on a lu un album, on n’entre plus vierge dans le second. Cela crée ce qu’on appelle des ironies dramatiques: le lecteur sait des choses que le héros ne sait pas et cette position est particulièrement savoureuse. Elle est très agréable parce que, dans la vie, nous ne connaissons jamais l’avenir ; alors si on peut s’octroyer ce petit plaisir via la fiction, pourquoi s’en priver. C’est pourquoi je trouve que la phobie du « spoil » est plutôt surcotée à mes yeux. Quand une histoire est bien racontée, savoir à l’avance certaines choses est extrêmement jouissif. Tout l’art est de concevoir un puzzle où cette ironie dramatique fonctionne aussi bien dans tous les sens, mais en créant des émotions différentes.
Cela m’amuse beaucoup d’entendre un lecteur me dire: « je l’ai lu dans tel ordre, en finissant par Stéphane, et je sais que je l’ai lu bon ordre parce que je n’aurai pas voulu commencer par cet album » et le lendemain, une lectrice me dire: « moi j’ai commencé par Stéphane et c’était très bien, je sais que j’ai eu le bon ordre ». Déjà avec « Alter Ego », les gens me demandaient: « mais toi, ton ordre préféré, c’est lequel ? » Et je souriais en disant: « si j’avais un ordre préféré, c’est que je n’aurais pas bien fait le boulot. »

« U4 – Yannis »

Chaque tome possède un ton spécifique lié à son héros. Il était important de ne pas écrire quatre albums qui se ressemblent trop?
P-P.R.
Oui, très important. D’une part nous voulions respecter la personnalité de chacun des personnages, puisque ce sont des récits en mode subjectif, à la première personne (comme les romans). Et d’autre part, nous avons réparti les ingrédients du récit et les thématiques de façon plus tranchée que dans les romans: tout ce qui concerne l’origine du virus, les aspects scientifiques et aussi les rapports avec les quelques rares autorités adultes, c’est concentré dans Stéphane. Ce qui concerne le mystère autour de Khronos, le maitre du jeu vidéo, c’est porté par Jules. Toute la dimension fantastique et spirituelle du voyage dans le temps est incarnée dans l’aventure de Koridwen. Et Yannis développe une dimension plus poétique et émotionnelle autour du deuil, de la perte de la famille. Dans les romans, les quatre auteurs exploraient ces thèmes chacun à leur manière.

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)

« U4 » par Pierre-Paul Renders, Denis Lapière et Adrian Huelva. Dupuis. 14,50 euros.

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