Pierre-Henry Gomont : « Un cas d’école passionnant »
En racontant les pérégrinations de deux pieds nickelés dans ce premier tome de « Slava », Pierre-Henry Gomont explore une Russie tiraillée entre la nostalgie de l’ère communiste et l’attirance pour le capitalisme. Un sujet grave exploré avec humour et légèreté.
Slava se déroule après l’effondrement de l’empire soviétique au moment où un capitalisme sauvage pille toutes les ressources de la Russie. C’est une période charnière pour le pays?
Pierre-Henry Gomont. Le point de départ est d’abord historique. L’expérience soviétique m’intéresse depuis longtemps, autant par l’idéalisme qui a porté ses premiers pas, que par la façon dont le projet a été dévoyé. C’est un cas d’école passionnant. Le premier contact que j’ai eu avec des pays ayant appartenu au bloc de l’Est, c’était à la fin des années 90, j’avais voyagé en Europe à vélo. Partis de Strasbourg, nous sommes allés jusque dans les Carpates, en Roumanie. Sitôt que nous avons passé la frontière de la Hongrie, tout était différent de ce que je connaissais : sur le plan architectural, de l’urbanisme, des objets du quotidien. Pour un dessinateur, c’est très stimulant, aussi, cela m’a saisi et marqué en profondeur.
Par ailleurs, chez les personnes que nous rencontrions, il y avait une nostalgie très prégnante pour la période communiste. Cela m’a beaucoup surpris, parce que ce que j’avais appris à l’époque (j’étudiais l’économie), c’est que la chute de l’URSS était une bénédiction, la libération des peuples et la libéralisation de l’économie. C’est en partie vrai, mais très réducteur. D’un coup, une région entière, qui avait érigé son propre système de valeurs, s’est effondrée, et ne comptait plus pour rien sur la scène internationale, sur les plans géopolitique, économique et idéologique. Ce n’est pas sans conséquence sur la façon dont un peuple envisage son destin. Et ce que je trouve passionnant, c’est que ce sont des questions qui régissent une partie de la vie des individus. Je voulais creuser cette question, et le plus simple était de l’aborder au moment de la chute, parce que les choix politiques sont controversés au sein de la population, donc discutés, et ils apparaissent en pleine lumière.
Parmi vos personnages, des mineurs veulent sauver leur usine pour le bien collectif et d’autres cherchent à la démanteler pour s’enrichir. Slava Segalov, votre héros, est plus complexe et semble hésiter entre ces deux mondes?
P-H.G. Slava est le narrateur de cette histoire. Il est pris entre des personnes qu’il aime et qui ont des avis très divergents sur la conduite à tenir en ces temps sombres. Je ne cherche pas à établir laquelle est la bonne, je n’en sais rien, comme Slava. Mettre en scène cette hésitation, c’est laisser au lecteur la possibilité de s’approprier les questions morales qui se posent à lui.
Grâce à deux pieds nickelés, Dimitri et Slava, vous abordez ce sujet grave avec légèreté. Il est important de ne pas oublier que votre livre doit rester un divertissement?
P-H.G. C’est un aspect des choses, oui. Il y a dans ce livre une ambition claire : celle d’un récit au premier degré. Pas trop de questions méta sur le médium bande dessinée, mais la volonté d’être proche des personnages. Dès lors, j’envisage ce livre un peu comme quelqu’un qui raconterait une histoire lors d’un dîner. Il raconte des choses qui ont leur intérêt propre, mais la question rhétorique est importante : c’est mieux si on est un peu drôle, ou à tout le moins, sympathique. En tout cas, dans la manière, il faut parvenir à intéresser.
Le deuxième aspect est le suivant : il serait évident de traiter la chute de l’empire soviétique sous l’angle du drame. Tout y concourt. J’essaye de décaler mon regard, pour ne pas me laisser aller à trop de pathos. Enfin, et sans vouloir trop révéler la suite de l’histoire, c’est une question de contraste : les scènes qui vous prennent aux tripes ne le font jamais autant que lorsque le climat instauré est jovial : on n’y est pas préparé, et dans cette atmosphère légère, on s’est attaché aux personnages, on a passé de bons moments (je l’espère en tout cas). Ce qui leur arrive se met à compter.
On retrouve aussi cette légèreté mais aussi beaucoup de vivacité dans votre trait. Il était important de rendre cette histoire dynamique et très vivante?
P-H.G. Oui, c’est très important. La vie est courte, on a peu de temps à consacrer à l’ennui et la lourdeur. Je fais ce que je peux pour œuvrer contre cela.
Comment avez-vous travaillé pour dessiner tous les décors de cet album, aussi bien les paysages enneigés du Caucase que les palais à l’architecture soviétique?
P-H.G. Je suis allé dans le Caucase, en Géorgie, dont la partie Nord est frontalière de la Russie. C’est là-bas que j’y ai vu les mines qui sont alimentées par les téléphériques, les stations thermales gigantesques et à l’abandon, les montagnes. La Géorgie n’était pas un pays satellite, mais était intégrée à l’URSS, donc il y a beaucoup de choses que je peux utiliser sur le plan graphique. Et, cela ne gâche rien, c’est un pays absolument splendide. D’ailleurs, ce voyage n’a pas seulement servi à documenter l’album sur le plan graphique. La rencontre de ces lieux a déterminé en grande partie le récit en lui-même.
Il faut aussi que j’ajoute que ce voyage, je l’ai fait avec le même ami qu’il y a plus de vingt ans, lorsque j’ai fait mes premiers tours de roue en Europe de l’Est. C’est lui qui m’a guidé en Géorgie – il habite là-bas-, et je lui dois beaucoup. Faire ce voyage avec lui, et réaliser cet album, c’est une façon de fixer, mais aussi creuser les impressions que nous avions expérimentées ensemble à la fin des années 1990.
Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)
« Slava – Tome 1. Après la chute » par Pierre-Henry Gomont. Dargaud. 20,50 euros.