Nathalie Ferlut : « Faire parler des gens »

Grâce à une enquête policière pleine de péripéties dans le Paris des Années folles, Nathalie Ferlut raconte une époque charnière dans la construction de notre société actuelle. « L’assassin des petits carreaux » dresse également le portrait d’une héroïne rebelle résolument moderne.

Est-ce votre premier polar ?
Nathalie Ferlut.
C’est la première fois que je tente une histoire policière. J’en ai lu pas mal, même si ce n’est pas mon genre préféré, et en général, c’était, justement comme ici, ce qu’on appelle du polar historique. J’avais envie de parler de cette époque-là, en particulier, et pas forcément l’intention de me lancer encore dans une biographie. Une enquête policière est toujours un excellent moyen de se promener dans un lieu (Paris) et un temps (ici les années 20) : on déambule avec l’héroïne, on pousse des portes. Lorsqu’Ania rencontre, par exemple, des ouvrières, ou des anciens combattants, au-delà des questions qu’elle leur pose, liées, bien sûr, à l’enquête, on découvre aussi un peu leur vie, leur mode de pensée. C’est ce qui me passionne dans un scénario : faire parler des gens.

Le personnage d’Ania est plein de ressources. Comment est-il né ?
N.F.
J’aime beaucoup la littérature russe, où les personnages portent souvent une lourde charge d’émotions extrêmes, de fatalisme et d’humour noir. Ça, c’était ma première idée. Le fait qu’Ania soit russe en plus d’amener un certain exotisme et un mode de pensée un peu différent, amplifie aussi sa grande solitude d’exilée dans un monde où elle ne devait pas vivre seule, puisqu’elle était mariée. Un monde qu’elle ne connaît pas et qui ne veut pas d’elle: on la prend pour une allemande.

Avez-vous été inspirée par d’autres personnages ?
N.F.
Techniquement, même si ça peut surprendre, ma première définition scénaristique de ce personnage, c’était Mel Gibson dans « L’arme fatale »: quelqu’un qui a tout perdu, ne voit pas l’intérêt de survivre et qui donc est prêt à tout sans aucun souci de sa réputation ni de sa sécurité. Elle est une bourgeoise badass, en quelque sorte. Du coup, sa façon de raisonner et ses valeurs sont plus compréhensibles pour le lecteur que ne l’aurait été celles d’une veuve bourgeoise et bien élevée des années 20. Elle est assez punk, en réalité.

Grâce à cette enquête, elle va réussir à faire le deuil de son mari. Il était très important pour vous d’ajouter cette quête personnelle à l’enquête ?
N.F.
Bien sûr : elle est touchante, et jusqu’à présent, sa vie n’a pas été très drôle, hormis quelques années de grâce avec son mari français qu’elle semble avoir aimé. On découvre que son enfance n’était pas facile non plus, qu’elle a perdu ses frères, son père dans la tourmente de la révolution russe. Moi, j’avais envie qu’elle devienne quelqu’un d’autre que la Ania du début, qui n’a pas pu tourner la page, qui refuse de continuer à vivre. Je voulais qu’elle ait un avenir, qu’elle rencontre des gens qui n’ont rien à voir avec ce qu’elle était avant, qu’elle s’émancipe.
Elle ressemble à beaucoup d’autres femmes de son époque, qui ont vu leur avenir tout tracé d’épouse et de mère exploser à cause des morts de la guerre et de la grippe espagnole et qui ont dû, pour survivre, s’organiser en solitaire, nouer des relations de groupes (avec d’autres femmes). En bref : inventer la femme moderne.

Pourquoi avoir choisi les Années folles ?
N.F.
Probablement à cause de ce changement dans la vie des femmes. Et aussi parce que c’est une période qui rompt vraiment avec l’ancien monde et s’avance vers le nôtre. Dans les années qui viennent, le pays va se développer énormément, il y aura de l’emploi, des avancées syndicales, l’espoir qu’une horreur telle que la Grande Guerre ne se reproduira pas, une certaine idée de la fraternité ouvrière. Et en même temps, là, à Paris, le peuple qui travaille est aussi celui qui veut faire la fête. Peut-être aussi parce que j’ai adoré « Paris est une fête » d’Hemingway.

Comment s’est passé la collaboration avec le dessinateur Oburie ?
N.F.
Etienne Oburie, en plus de ses chouettes décors, a un vrai talent pour faire vivre les personnages. Ils sont très vifs et il saisit bien leur dimension tragi-comique. C’est d’ailleurs souvent en regardant mes dialogues s’animer avec ses dessins que j’ai eu envie d’ajouter des échanges contrastés et j’espère plutôt drôles entre Ania et Mouche, par exemple. Et puis, comme moi, il est très sensible aux problématiques du statut et des droits des femmes. Sur l’affreux personnage du policier misogyne, je pense qu’il s’est amusé autant que moi. J’ajoute qu’Etienne, contrairement à moi, sait conduire une voiture et qu’il a su me dire quelle pédale était celle du frein, dans la scène de poursuite à la fin. Voilà un bon exemple de mise en commun des compétences !

On imagine bien Ania se lancer dans une autre enquête. Est-ce possible ?
N.F.
Ce serait chouette. Ania est un personnage plein de tiroirs et de possibilités et qui se prêterait bien à de multiples aventures, d’autant que l’époque est extrêmement riche, elle aussi. Tout dépendra du destin de ce livre, de l’envie de l’éditeur, et aussi et surtout, de nos emplois du temps respectifs, à Etienne Oburie et moi-même.

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)

« L’assassin des petits carreaux » par Nathalie Ferlut et Etienne Oburie. Delcourt. 16,50 euros.

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