Fabien Vehlmann: «Rendre hommage à l’heroic fantasy»

Capturé par des humains, un jeune singe est dressé pour devenir une véritable machine à tuer. Sa vengeance sera terrible. Avec «Le Dieu-Fauve», Fabien Vehlmann livre un récit sous tension, qui s’interroge sur la frontière entre le bien et le mal. Une histoire chargée d’émotions mise en images avec beaucoup d’élégance par le dessinateur Roger.

Quand on regarde la couverture de l’album avec ce singe en cage, on peut penser au film «La planète des singes: Les origines» sorti en 2011. Même si «Le Dieu-Fauve» s’en démarque complètement, est-ce qu’il a pu se nourrir de la franchise cinématographique?
Fabien Vehlmann.
Si on doit chercher une origine cinématographique à notre récit, elle se situe plus du côté du « King Kong » de 1933, qui m’avait tant impressionné lors d’une rediffusion télé quand j’étais enfant, avec l’histoire de ce « monstre » géant à la fois surpuissant et complètement seul contre tous. Mais, je ne m’en suis rendu compte qu’à posteriori, à l’issue de la production de l’album !

Quelle était votre idée de départ?
F.V.
C’était plutôt de rendre hommage à un genre que je n’avais pas encore abordé, mais que j’avais adoré lire adolescent : celui de l’heroic fantasy et de ses plus augustes représentants (Howard, pour « Conan le Cimmérien », Frazetta et ses peintures, ou encore Loisel et Letendre avec « La Quête de l’oiseau du Temps »). Le reste de l’histoire ne m’est venu qu’après.

Vous situez votre histoire dans un monde imaginaire où règnent la violence et la cruauté. C’était une façon de rendre cette histoire plus universelle?
F.V.
Je la situe surtout dans une époque lointaine de notre histoire, celle du « déluge », cette catastrophe à la fois bien connue (car évoquée dans presque tous les récits mythologiques) mais plutôt floue (puisqu’on en sait au final pas grand-chose). Cela m’a permis d’aborder un des thèmes centraux de l’album, résolument contemporain à mon sens, à savoir la manière dont une civilisation réagit lorsqu’elle est soudain confrontée à la perspective de sa chute. Quant à la violence et la cruauté, je les crois hélas tristement intemporelles, si on en croit les actualités…

«Le Dieu-Fauve » aborde le thème des souffrances animales. C’est un sujet qui vous touche?
F.V.
Oui, énormément. Je pense que nous devons totalement repenser la manière dont l’humain et l’animal cohabitent, sous peine de continuer à favoriser des tendances lourdes et effroyables, hélas déjà bien présentes autour de nous (telles que l’effondrement du vivant sous toutes ses formes, ou encore la cruauté inimaginable qu’on redécouvre constamment dans nos usines-abattoirs). De manière plus large, c’est le rapport de domination de certaines factions sur d’autres, que j’interroge, et la violence qui en découle inévitablement.

Roger retranscrit parfaitement toute la tension du récit…
F.V.
C’est un formidable dessinateur de scènes d’actions, mais qui est aussi capable de défendre avec talent des émotions très « premier degré ». Je ne mets aucune condescendance dans ce terme : je veux dire par là, qu’il apporte une humanité plus grande à mes pages de scénario, à mes personnages, là où je peux parfois rester trop « distant », par pudeur excessive, par peur d’un excès de pathos ou de mélo. Alors qu’en fait, la BD permet pleinement de jouer la carte de l’émotion pure et de l’action sur-vitaminée ! Pourquoi s’en priver?

Dans «Le Dieu-Fauve», vous semblez toujours chercher à faire comprendre au lecteur les motivations de chaque protagoniste. La frontière entre le bien et le mal est très floue?
F.V.
Je crois qu’en tant que scénariste, je n’aurai de cesse d’interroger notre rapport à ce que nous appelons « bien » et « mal », et que je cherche constamment à explorer les zones de gris qui se logent entre ces deux polarités – que ce soit dans la série « Seuls » avec Bruno Gazzotti, plus récemment dans « La cuisine des ogres » avec Jean-Baptiste Andréae, ou ici dans le « Dieu-Fauve ». Or la littérature nous offre une capacité incroyable : celle d’entrer dans la tête des différents protagonistes et de tenter de comprendre leurs motivations internes. Par forcément pour les « excuser », mais pour en creuser et expliquer les mécanismes de croyance et de pensée. Je trouve cela passionnant, et mille fois plus intéressant que de renvoyer les un.e.s et les autres dans le camp des « gentils » ou des « méchants » comme on le voit constamment dans les débats sur internet ou dans des talk-shows.
Dans « Le Dieu-Fauve », je veux qu’on puisse comprendre (à défaut de valider) la logique de chaque personnage, au point d’être presque déchiré intérieurement quand – par la suite – ces mêmes personnages doivent s’affronter à mort. En ce sens, la fin de cet album est à mes yeux une des plus belles que j’ai pu participer à créer, pas tant par mon talent spécifique, mais bien par la magie que Roger a su apporter à la chute de mon récit. Je ne le remercierai jamais assez pour ça !

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)

«Le Dieu-Fauve» par Fabien Vehlmann et Roger. Dargaud. 21,50 euros.

Share