Eric Adam: « Le marché de l’art est un excellent support pour développer des histoires policières »

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Un détective privé spécialisé en Histoire de l’art est chargé par le centre Pompidou de retrouver trois toiles qui représentent chacune un carré noir, rouge et blanc. Avec « Les carrés », une remarquable trilogie aux ambiances très différentes, Eric Adam plonge le lecteur dans les coulisses du marché de l’art.

Êtes-vous passionné d’art contemporain ?
Eric Adam. Passionné est un grand mot. J’aime beaucoup les musées et l’art en général. J’ai fait mes études aux Beaux-arts, puis j’ai suivi ensuite un cycle d’Histoire de l’art. C’est donc un sujet que je ne connais pas trop mal, sans être un spécialiste. J’aurai aussi bien pu imaginer un récit autour de Rembrandt… Ce qui par contre me passionne, c’est tout ce qui relève de la symbolique. Comme Roland Barthes, je suis convaincu que tout est symbole, et c’est pour moi un outil essentiel de la narration. En cela le choix des « carrés » de Malevitch comme base n’est pas innocent. Je l’annonce dès le départ en citant « Correspondances » de Baudelaire.

Est-ce un milieu rarement utilisé mais parfaitement adapté aux intrigues policières ?
E.A. Le fait est que c’est un milieu dans lequel circule beaucoup d’argent. Le marché de l’art (aussi bien officiel que parallèle) met en jeu des sommes colossales, déchaîne des vraies passions et les rapports des amateurs aux œuvres sont du domaine de l’affectif et de l’irrationnel. De plus, c’est un cadre qui permet de voyager à la fois dans l’espace et dans le temps. Donc, pour toutes ces raisons outre son originalité, un excellent support pour développer des histoires policières.

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Est-ce qu’il existe, comme mentionnée dans le tome 1, une vraie concurrence entre les musées ?
E.A. Oui, il y a en effet une réelle concurrence, et les grands musées emploient effectivement des « chasseurs » d’œuvres d’art. Mais cette rivalité reste amicale et il y existe également une collaboration très forte. Ces grands musées du monde forment un réseau et permettent par un jeu d’échange, de prêts, de faire circuler les œuvres plus que jamais. Dans le milieu des collectionneurs privés, par contre, la lutte est beaucoup moins civilisée.

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Kazimir ressemble beaucoup à Jean Reno…
E.A. C’est venu comme ça. Je n’ai pas d’admiration particulière pour Jean Reno, ni d’antipathie d’ailleurs. Mais c’est vrai qu’il a un visage très graphique, un nez d’aigle, les lunettes rondes, les yeux fatigués, la carrure, la démarche de gros ours souple… Je ne pense pas que ce soit un grand acteur, mais il a réussi à créer un « type », immédiatement reconnaissable.

Cette trilogie évoque de nombreux problèmes de notre société : les sans-papiers, l’intégration, la manipulation par des services secrets, l’exploitation d’immigrés, le blanchiment d’argent sale, la prostitution,… Est-ce un choix politique ou simplement un moyen de rendre le récit encore plus crédible ?
E.A. Quand j’ai commencé à écrire le scénario, je ne pensais pas y mettre une telle dimension politique. carres4.jpg Mais comme je parlais du milieu africain de Paris, ce facteur s’est imposé de lui-même. On peut difficilement évoquer ce petit monde en faisant l’impasse sur le problème des sans-papiers. Je trouve que depuis quelque temps (disons depuis mai 2007 pour faire simple), la société prend de manière accélérée, une direction axée vers la satisfaction personnelle de quelques privilégiés, l’étalage de richesse vulgaire et clinquante et, ce qui est plus grave, un manque absolu d’humanisme et de solidarité. Et ceux a contrario qui font acte de solidarité et de compassion ont d’autant plus de mérite que le cadre civil se délite.

Ce qui se passe, c’est que jusque-là, les dirigeants républicains, quoiqu’ils fassent, quoiqu’ils prennent comme décision, bonnes ou mauvaises, avaient tout de même une valeur d’exemple, de symbole. Ils gardaient une tenue (qui pouvait être de façade, certes) et une forme de bonne éducation, qui venant de ces figures paternelles pouvaient servir de modèle. Aujourd’hui, notre Président annonce d’un côté vouloir lutter contre la violence et l’incivilité (très bien, c’est inattaquable) et de l’autre se montre en public violent, agressif, ordurier… Ce type de comportement ne constitue pas un repère de grande valeur dans une société à la dérive. Donc, cette digression qui peut paraître hors sujet, pour dire l’admiration que j’ai pour ceux qui s’impliquent dans la solidarité active, c’était modestement leur rendre hommage que de les mettre en avant. Et oui, c’est aussi une manière d’ancrer le scénario dans la réalité et lui donner une crédibilité accrue.

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Dans le deuxième tome, vous montrez que l’art peut sauver un homme. C’est traité au tout premier degré mais est-ce aussi un message plus universel ?
E.A. Non, j’avoue ne pas avoir eu une volonté aussi universelle, même si je pense effectivement que l’art (peinture, mais aussi littérature, musique, cinéma, etc…) peut avoir une telle valeur. Simplement, j’aime bien que dans un scénario tout se tienne. J’aime bien jouer avec les éléments que j‘ai mis en place dès le départ. Le tableau étant au cœur de l’intrigue, c’était bien qu’il joue un rôle concret dans sa résolution.

Quand les tueurs passent leur temps à se raconter des blagues ou discutent des Simpsons, on pense à Tarentino. Vous citez d’ailleurs « Pulp Fiction » dans le tome 2. C’est une référence ?
E.A. En réalité, ce qui m’amusait c’était de truffer les trois tomes de petites références telles que celle dont vous parlez, qui accentuent la couleur dominante du volume. Pour le tome 1, la référence était le film noir. Un personnage cite « Casablanca », Humphrey Bogart étant en quelque sorte l’étalon du détective de film noir. Dans le 2 donc, je cite « Pulp fiction » et « Terminator ». C’est une façon d’annoncer : « Attention, ça va être beaucoup plus violent et rapide que le précédent ». Dans le tome 3, la citation est moins évidente, il s’agit de la série des Rostnikov de Stuart M. Kaminsky, un auteur américain injustement méconnu. L’un de ses héros récurrents est flic à Moscou, et son œuvre est d‘une richesse humaine exceptionnelle.

Je reconnais m’être amusé à parsemer les citations et les clins d’œil, mais en essayant à la fois de placer mes propres goûts et de rester cohérent avec la symbolique de chaque couleur. Ainsi les citations de poèmes : Baudelaire pour le noir, Hugo pour le rouge et Du Bellay (ainsi que Brassens aussi en ricochet) pour le blanc…

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Pourquoi avoir opté pour une trilogie avec des albums qui peuvent toutefois se lire séparément plutôt qu’une série plus classique avec des enquêtes sans aucun fil conducteur ?
E.A. Ici, la trilogie s’imposait de par le sujet : les trois « carrés ». De plus, ça me permettait de travailler sur la symbolique des couleurs et le style de polar qui y correspond. Le polar noir pour le tome 1, style Dashiell Hamett aux USA, ou en France Jean Patrick Manchette, surtout pour le côté politique. Le tome 2 lorgne vers les thrillers violents et sanglants américains, disons à la Dennis Lehane ou Michael Connelly. Le Tome 3 est plus introspectif, plus tourné vers l’Humain, à la manière d’un Kaminsky donc, mais encore Donald Westlake voire Simenon. La trilogie et la symbolique des couleurs permettait également de montrer l’évolution du mal de Kazimir : sa dépression évolue depuis le noir (la mort, le renoncement), passe par le rouge (la violence, la réaction), jusqu’au blanc (l’acceptation, la sérénité, la (re)naissance), il va de l’obscurité vers la lumière somme toute, symbolique connue.

Vous n’aviez pas envie d’une série longue avec un personnage récurrent ? Est-ce que Kaz va revenir pour de nouvelles enquêtes ?
E.A. Si, bien sûr. Le cycle s’appelle « Les Carrés ». Il est bouclé. Mais il n’est pas exclu que Kazimir puisse vivre de nouvelles aventures qui n’auraient rien à voir avec l’art moderne. Cela peut traiter d’un trafic d’antiquités ou de tableaux du XVIIe. Tout est possible.

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne

« Les carrés » par Éric Adam et Olivier Martin, Vents d’Ouest, 9,95 euros.

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