Arnaud Nebbache: «L’absurdité du conservatisme»

Pour sa première bande dessinée, l’illustrateur Arnaud Nebbache raconte l’incroyable procès intenté par Brancusi contre les Etats-Unis, coupables de taxer ses sculptures modernes comme des objets industriels. Les plaidoiries ouvrent alors un passionnant débat sur la définition de l’art.

Comment avez-vous découvert cet incroyable procès?
Arnaud Nebbache.
Lors de mes cours de droit d’auteur à l’Institut Saint-Luc de Bruxelles. Le procès était cité par l’enseignant pour parler des accords internationaux sur la circulation des œuvres d’art. L’anecdote est longtemps restée dans ma tête jusqu’à ce que je décide d’en faire quelque chose car je trouvais que le grand public l’ignorait trop souvent.


Le procès, qui s’est déroulé en 1927 et 1928, est retranscrit avec de nombreux détails…
A.N.
J’ai eu la chance de bénéficier d’une bourse de la Région Normandie et de Normandie Livre et Lecture, ce qui m’a donné le temps de me documenter généreusement, en lisant beaucoup d’ouvrages sur le sujet et sur des sujets annexes ou parallèles – qui pouvaient nourrir le récit de près ou de loin. J’ai également regardé quelques films sur le sujet ou sur des restitutions de procès pour trouver la bonne approche narrative.


En tant qu’auteur et illustrateur, est-ce que vous vous étiez déjà posé cette question de la définition de l’art?
A.N.
Je ne me sens pas «artiste» en tant qu’illustrateur et je me garderais bien de proposer une définition de l’art. La question doit se poser bien entendu, mais j’imagine que la création artistique au sens large est là pour chercher ses frontières ou les élargir.


Artisan ou artiste? Objet industriel ou œuvre d’art? Est-ce que le verdict de ce procès a ensuite fait jurisprudence? Ce sont des questions qui se posent encore?
A.N.
Ce procès est rejoué très régulièrement aux Etats-Unis comme ailleurs. Les artistes profitent de chaque évolution technologique pour repousser encore un peu ces frontières. La question de la série pour la gravure, de la vidéo, du numérique, puis du virtuel et de l’immatériel… J’espère que ces questions se poseront toujours et que personne n’arrivera jamais à y répondre.


Après de nombreux livres pour la jeunesse, « Brancusi contre Etats-Unis » est votre première bande dessinée. Est-ce que vous avez dû adapter un peu votre dessin?
A.N.
Très peu en fait, l’approche graphique est assez proche de ce que je fais pour la jeunesse (comparable au pochoir ou à la sérigraphie). C’est plutôt la narration et le rapport à l’espace-temps qui est vraiment différent. J’ai pris beaucoup de plaisir à découvrir cette nouvelle liberté et à jouer avec la vitesse de lecture ou les distorsions du temps dans le récit.


Est-ce que l’on ressent une certaine pression quand on dessine un album qui parle ainsi d’art?
A.N.
Un peu au début, mais j’étais bien entouré et l’éditeur m’a laissé beaucoup de liberté. A force de me documenter sur Brancusi, j’ai appris à le faire descendre de son piédestal, ce qui m’a permis de jouer avec son personnage comme avec n’importe quel autre. L’album ne parle pas tant que ça d’art. Je crois qu’il parle de l’absurdité du conservatisme et de l’immobilisme. Je crois qu’il parle d’amitié et de découverte. Il parle de gens qui se posent des questions.


Est-ce que visiter l’atelier de l’artiste vous a influencé pour cet album?
A.N.
L’Atelier de Brancusi (reconstitué sur l’esplanade du Centre Pompidou) est bien sûr une grande source d’inspiration. Le lieu est formidable et je n’ai pas eu à beaucoup me forcer pour dessiner cet atelier et à développer de longues scènes dans ce lieu.

Dessiner sa sculpture « L’oiseau dans l’espace » a été difficile?
A.N.
Le travail de Brancusi semble presque fait pour être dessiné, Brancusi lui-même prenait beaucoup de photographies de ses œuvres et les considérait elles-mêmes comme de nouvelles œuvres.


On est surpris que ce soit le Nouveau monde (les Etats-Unis) qui soit si frileux à la modernité artistique…
A.N.
Les protagonistes présents aux procès sont très réactionnaires mais New York déborde déjà d’artistes moderne en 1926. J’aime bien penser que cet événement a servi de passage de relais symbolique entre le vieux continent et le nouveau monde. La guerre approche doucement et le centre du monde artistique doit se trouver une nouvelle capitale. Ça pourrait être cet « oiseau » qui conduit ses artistes vers leur futur refuge.


Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)

« Brancusi contre États-Unis » par Arnaud Nebbache. Dargaud. 23 euros.


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