Antoine Tracqui: «Un polar bien sanguinolent»
«Autopsie» est une nouvelle série-concept proposant des one-shots indépendants, avec un médecin légiste comme personnage principal. Ça commence fort avec « Le Sacrificateur » qui torture et mutile ses victimes dans le pur style des thrillers scandinaves. Son scénariste Antoine Tracqui, lui-même médecin légiste, dissèque les origines de cette enquête sombre et captivante.
Comment un médecin légiste devient romancier et scénariste de bande dessinée?
Antoine Tracqui. Je pense qu’en posant la même question à un charcutier, à commissaire-priseur ou à un dresseur de puces devenu écrivain, vous auriez droit à la même réponse : par passion, pour satisfaire cette envie qui vous dévore depuis toujours, celle de produire et d’échanger du sens/de l’émotion. J’utilise à dessein le terme d’échange, parce que de mon point de vue le meilleur salaire de l’artiste – en plus du pourcentage que me verse mon éditeur que j’aime – c’est le commentaire enthousiaste déniché au détour d’un blog, ou l’étincelle de passion dans les yeux de la grand-mère qui vient se faire dédicacer un de vos ouvrages.
Quel a été le déclic?
A.T. C’était à la fin des années 2000. À cette époque, je pratiquais déjà ma discipline depuis près de vingt-cinq ans au sein de l’Institut de médecine légale de Strasbourg, dont je dirigeais par ailleurs le laboratoire de toxicologie judiciaire (j’ai la chance d’avoir la double casquette médecin légiste/ toxicologue). L’envie d’écrire n’avait jamais été aussi forte, tout comme l’appréhension de m’y mettre pour de bon, si bien que je commençais à gonfler mon entourage avec mes lamentations d’artiste refoulé… C’est finalement un ultimatum de ma compagne qui m’a conduit à franchir le pas : entre 2009 et 2011, je me suis ainsi attelé à l’écriture de mon premier roman « Point Zéro ».
La suite est une affaire de chance : celle, tout d’abord, d’avoir retenu l’attention d’un éditeur suffisamment téméraire – ou cinglé, ça se discute – pour miser sur un pavé de 1.400.000 signes, alors que pour un premier roman de fiction il est généralement recommandé de ne pas dépasser les 300 ou 400.000 caractères. Il s’agissait d’Éric Marcelin des éditions Critic, maison rennaise qu’on ne présente plus, mais qui à l’époque faisait ses premiers pas dans le monde des littératures de l’imaginaire. Par bonheur, « Point Zéro » publié en 2013 a reçu un accueil favorable de la critique et s’est révélé un joli succès d’édition, si bien que l’écriture de ses deux suites, « Mausolée » (2015) puis « Lune de Glace » (2020), s’en est trouvée facilitée.
Et pour la bande dessinée?
A.T. C’est mon second coup de chance, et celui-ci est énorme. J’ai été sollicité par Jean-Luc Istin des éditions Soleil, qui avait apprécié « Point Zéro » au point de vouloir me faire écrire un scénario de BD. Bien sûr, j’étais 100 % novice en la matière, mais c’est précisément le genre de défi que j’aime relever ! Soyons honnêtes, j’ai quand même dû me taper un certain nombre de tutos pour apprendre ce que sont un séquencier, un plan américain ou un contrechamp (sourire). J’ai ainsi écrit le tome 7 de la série « Oracle » avec Lucio Leoni au dessin, puis le tome 9 de la série « Androïdes » dessiné par Sylvain Ferret. Quand Jean-Luc m’a proposé, l’année dernière, de le rejoindre au sein des éditions Oxymore nouvellement créées par Mourad Boudjellal, j’ai accepté avec le plus grand enthousiasme!
« La technique médico-légale est donc abordée de façon purement illustrative, non pas documentaire ou didactique. Il n’y rien de plus chiant qu’un cours de médecine légale, et je suis payé pour le savoir ! »
Avec «Autopsie», vous mettez en scène des «collègues». Est-ce que vous vouliez montrer l’envers du décor de votre métier ?
A.T. Oui et non. Ma motivation numéro un, c’était de ficeler un polar bien sanguinolent avec une enquête qui tienne la route et des rebondissements propres à tenir le lecteur en haleine. L’avenir dira si j’y suis pleinement arrivé, pour l’instant croisons les doigts. Cela étant, le cahier des charges de cette série prévoit que chaque enquête est abordée du point de vue exclusif du médecin légiste. C’est un registre différent, par conséquent, de celui de beaucoup de romans, films ou fictions télévisuelles où vous avez un binôme flic/légiste. Montrer l’envers du décor s’avère donc inévitable. Mais pour moi, l’action et la psychologie des personnages doivent rester au premier plan, dans un récit voulu comme vivant et accessible à tous : la technique médico-légale est donc abordée de façon purement illustrative, non pas documentaire ou didactique. Il n’y rien de plus chiant qu’un cours de médecine légale, et je suis payé pour le savoir !
Est-ce que vous avez mis un peu de vous à vos débuts dans le personnage de Jennie Lund?
A.T. Il y a bien sûr un peu du jeune Antoine Tracqui dans le personnage de Jennie Lund : comme tous mes collègues, j’ai été confronté au début de ma carrière (mais ça continue ensuite) à l’angoisse du téléphone qui vous tire du plumard au milieu de la nuit, et qui va vous catapulter là où vous n’aviez pas du tout, mais alors pas du tout, envie d’aller : le type qui a trucidé femme et enfants avant d’aller se pendre au grenier, le grand-père qui traîne depuis un mois dans sa baignoire (remplie à ras bord, sinon ce n’est pas marrant), ou le squelette éparpillé dans les bois et dont il faut rassembler les morceaux sous une sympathique pluie battante.
« En un peu plus de trente-cinq ans de carrière, j’ai eu l’occasion de travailler, par le biais de l’autopsie, de l’analyse toxicologique ou des expertises complémentaires, sur quelques dossiers hors du commun. »
Avez-vous été confronté, comme Jeannie Lund, à des meurtres horribles dans votre carrière?
A.T. Oui, en un peu plus de trente-cinq ans de carrière, j’ai eu l’occasion de travailler, par le biais de l’autopsie, de l’analyse toxicologique ou des expertises complémentaires, sur quelques dossiers hors du commun. Des histoires de tueurs en série, avec les affaires Pierre Bodein (sans doute le pire, de mon point de vue), Jacques Plumain ou Patrice Alègre : ceux-là, je ne vous en dirai pas davantage, parce que je ne tiens pas à faire plus de publicité à ces messieurs qu’ils ne le méritent. Plus récemment, d’autres dossiers qui ont défrayé la chronique de par la nature du crime ou la personnalité de l’auteur, comme les affaires Narumi Kurosaki ou Jonathann Daval. Et en tant que praticien attaché à l’Institut médico-légal de Paris, j’ai fait partie des légistes qui ont assuré les opérations d’autopsie suite aux attentats terroristes de janvier et novembre 2015.
Vous pourriez transposer votre expérience dans un récit plus documentaire…
A.T. À voir… quoique je ne m’estime pas forcément le type le plus légitime pour parler de médecine légale au quotidien ! Pour l’instant, en tout cas, je préfère me concentrer sur des projets de pure fiction, et l’on attendra encore un peu pour la biographie ou alors je laisserai à d’autres le soin de rédiger ma nécrologie.
« Plusieurs personnes m’ont déjà dit que Jennie Lund leur faisait penser à Clarice Starling du « Silence des Agneaux ». Filiation tout à fait assumée. »
Comment avez-vous construit le personnage de cette jeune médecin légiste?
A.T. Plusieurs personnes m’ont déjà dit que Jennie Lund leur faisait penser à Clarice Starling du « Silence des Agneaux ». Filiation tout à fait assumée, puisque c’est précisément la référence que j’avais en tête quand j’ai commencé à travailler sur ce perso. Il faut dire que je place le « Silence des Agneaux » parmi le top 10 des romans que j’ai pu lire dans ma vie (et j’en ai lu des tas), avec ce bonus que le film est tout aussi époustouflant que le bouquin ! Pour incarner cette jeune légiste sans expérience propulsée dans une affaire qui la dépasse (et réveille en elle des trucs refoulés à triple tour), il me fallait une blonde un peu fade, visage très doux et juvénile, corps souple limite androgyne, allure un peu gauche, jean et parka informes sur un chandail avachi. Comme actrices, j’avais en tête Saoirse Ronan, ou alors Diane Kruger pour son excellent rôle de policière autiste dans « The Bridge ». Quoi qu’il en soit, Paolo Antiga et ses acolytes du studio Arancia ont fait un travail vraiment extraordinaire pour me livrer une Jennie Lund 100 % conforme à l’image que j’en avais : qu’ils en soient mille fois remerciés !
Cette première histoire se déroule en Suède. Qu’est-ce qui vous plaît dans les polars scandinaves?
A.T. Tout me plaît dans le polar scandinave ! Les ambiances glauques et crépusculaires, la neige qui fait si bien ressortir les taches de sang, la forêt sombre d’où la menace peut surgir à tout moment, les gens taiseux et hostiles, les non-dits, la vengeance comme moteur existentiel, les fonds de vallée noyés dans la brume où végètent des populations consanguines rencognées sur d’affreux secrets de famille… et je pourrais continuer comme ça jusqu’en bas de la page.
Quelles sont vos principales influences?
A.T. Comme auteurs, j’ai un gros penchant pour Camilla Läckberg et Arnaldur Indridason, dont j’ai dévoré pas mal de bouquins. Et bien sûr, je n’oublie pas le regretté Stieg Larsson pour son phénoménal « Millénium », d’où j’ai tiré quelques idées pour « Le Sacrificateur ». D’ailleurs, pour info, c’est le personnage de Lisbeth Salander, magistralement interprétée par Noomi Rapace dans l’adaptation cinéma de « Millénium », qui a donné naissance à l’inoxydable Poppy Borghese, héroïne récurrente de « Point Zéro » et de ses suites.
Certaines scènes peuvent mettre mal à l’aise. D’autres sont vraiment flippantes. Avez-vous cherché à provoquer des frissons chez le lecteur? Est-ce difficile en bande dessinée?
A.T. Bien sûr que c’était voulu. L’étymologie de thriller, c’est « frisson », non ? Et je me voyais mal parler d’autopsies de façon allusive, en montrant des bouquets de fleurs, des poneys multicolores et des petits chats tout mignons ! Je mentirais en disant que c’est facile à faire, mais en tout cas, ce n’est pas plus difficile en BD que dans un roman, même si la manière de s’y prendre n’est pas la même.
Quelles sont les différences?
A.T. La principale différence, à mon sens, réside dans le cadre plus contraint de la BD (en nombre de planches et en nombre de cases par planche) et dans la structure matérielle de l’album qui va vous obliger, par exemple, à coller si possible vos cliffhangers en bas des pages impaires. Il y a donc un gros travail de préparation et de mise en place des jalons du récit (les rebondissements, les révélations, les scènes d’action,…) qui se fait dès le début, à l’étape du séquencier. Dans un roman, au contraire, vous n’avez pas du tout ce genre de contraintes ce qui laisse plus de place à l’improvisation en cours de route.
Votre série est résumée en « 3 albums, 3 meurtres, 3 médecins légistes ». Est-ce qu’il s’agira de trois histoires totalement indépendantes?
A.T. « Autopsie » est effectivement une série-concept alignant des one-shots indépendants, avec pour seul fil rouge un médecin légiste comme personnage principal et une enquête sous-tendue par une ou plusieurs autopsie(s).
Est-ce que vous allez changer de lieu et d’ambiance?
A.T. Après les forêts suédoises du « Sacrificateur », nous nous rendrons à Chicago pour le tome 2 intitulé « Bloody Sunday » (sortie prévue le 29 janvier 2025), puis en Australie-Occidentale pour le tome 3, « Retour à Innawanga », dont la sortie est programmée à l’été prochain. Des dessinateurs différents à chaque fois, également : Paolo Antiga pour le tome 1 (avec Francesca Follini comme storyboardeuse), Jean Diaz pour le 2 et Philippe Vandaële pour le 3. Par contre nous retrouverons Antonino Giustoliano comme coloriste au moins pour « Bloody Sunday », le travail qu’il fait au niveau des ambiances est vraiment remarquable.
Pourquoi le choix de ce format pour la série?
A.T. Le choix du format s’est imposé de lui-même, nous avions envie d’un renouvellement permanent et pas d’une série linéaire à personnages récurrents, un modèle qui a tendance à ronronner et à s’essouffler au fil des albums successifs.
Cette série « Autopsie » pourrait-elle se poursuivre au-delà de ces trois premiers tomes?
A.T. J’adorerais poursuivre cette série, pour laquelle j’ai déjà trois ou quatre pitches tout prêts qui ne demandent qu’à être développés. Ça ne dépend pas que de moi, évidemment, et même si « Le Sacrificateur » démarre très bien au vu des critiques en ligne, on va se donner le temps de la réflexion. En attendant, j’ai largement de quoi m’occuper puisque je planche actuellement sur le tome 32 de la saga « Orcs et Gobelins », qui s’intitulera « La Compagnie des Cendres » et que Jean-Luc Istin m’a demandé de scénariser pour Soleil.
Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)
«Autopsie – Tome 1. Le scarificateur» par Antoine Tracqui et Paolo Antiga. Oxymore éditions. 15,95 euros.