Fabien Toulmé : « Déconstruire nos idées sur les migrants »

Comme « Persepolis » ou « L’Arabe du Futur », « L’Odyssée d’Hakim » est un témoignage poignant, une histoire humaine remplie de moments tragiques mais aussi de parenthèses drôles ou émouvantes. Fabien Toulmé raconte le périple d’un jeune Syrien mais aussi la relation qui va s’installer entre les deux hommes. 


hakim1.jpgHakim vous a été présenté par une amie journaliste. Avez-vous le sentiment d’avoir eu beaucoup de chance en le rencontrant lui ?
Fabien Toulmé. L’histoire d’Hakim possède des éléments assez forts en termes de scénario. Mais, j’aurais pu faire dix livres avec dix personnes différentes. Cela aurait été dix histoires avec des points intermédiaires un peu communs, mais avec autant de rebondissements. C’est un peu cela l’objet de la bande dessinée, de déconstruire l’idée que l’on se fait de la venue des migrants. Dans notre représentation en tant qu’Européen et tel que les médias nous le montrent, on s’imagine forcément la traversée de la Méditerranée. On voit aussi l’Europe comme une espèce d’objectif alors que ce n’est pas aussi simple que cela. Il y a plus d’étapes. Au départ, leur objectif n’est pas forcément d’aller en Europe, mais d’échapper à un contexte compliqué.

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Vous mettre en scène a été une évidence ?
F. T. 
La question s’est posée dès le début. L’idée est de ramener cette histoire, qui a presque l’air d’être un film, à un échange. De confronter sa réalité à la mienne. Je fais parfois référence à des éléments de ma vie. Ces petites parenthèses me paraissaient importantes. Il y a aussi une relation qui s’installe avec Hakim. Dans la suite de l’histoire, il va me poser des questions sur ma vie, sur la vie en France ou sur ce que c’est que de souscrire à une assurance. Ce n’est pas quelque chose de commun quand on vient d’ailleurs. 

Certains passages sont assez forts émotionnellement. Ces parenthèses permettent également d’équilibrer le récit et d’éviter qu’il tende trop vers la tragédie. Je voulais justement montrer que tout n’est pas tragédie. Même si leur histoire est terrible, il y a quand même des moments plus beaux, plus touchants, plus drôles. La rencontre avec sa femme est l’une de ces parenthèses et permet de voir comment, dans un moment de déconstruction, il arrive à reconstruire quelque chose. 



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On vous sent parfois gêné de lui demander d’évoquer des passages délicats et on a même le sentiment qu’il voulait presque aller plus loin que vous…
F. T. 
Je ne voulais surtout pas faire un livre « putassier ». Je ne voulais pas aller fouiller dans des détails croustillants pour faire un livre hollywoodien plein de sensations et de larmes. L’idée était de raconter un parcours et je n’ai pas besoin pour cela de rentrer dans tous les détails d’un séjour en prison ou d’une torture. Je ne suis pas journaliste. Je suis quelqu’un qui écoute son histoire et il ne doit pas être forcé de tout raconter. Je voulais un livre qui retranscrive vraiment une conversation entre deux êtres humains. Cela permet au lecteur de rentrer dans notre échange et de rentrer en apathie avec le personnage. C’est un peu comme s’il se mettait assis à côté de moi pour écouter Hakim.



Quelles ont été vos principales difficultés sur un plan graphique ?
F. T. 
C’est de mettre en images une histoire que je n’ai pas vécue. Il y a une part d’interprétation qui est relativement importante. Quand je fais parler les personnages, je ne sais pas comment ils se sont dit les choses. J’ai des éléments qui viennent d’Hakim et qui me font comprendre un contexte et des sensations, mais il a fallu que je mette des mots plus précis sur ce qui était relativement vague. Je me pose sans arrêt la question si je ne vais pas trop dans le délire d’interprétation ou si au contraire je ne vais pas assez loin. C’est très compliqué de bien doser cela. Il fallait trouver la bonne distance entre le respect de son histoire et quelques ajouts créatifs qui permettent de mettre un peu de vie.

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Il y avait aussi des paysages que vous ne connaissez pas forcément…
F. T. Forcément, je ne suis pas allé dans tous les pays, mais Google aide pour pas mal de choses. Le problème de la Syrie est que beaucoup d’images représentent des choses détruites. Mais, quand j’étais plus jeune, j’ai fait un voyage au Moyen-Orient et notamment en Syrie. J’ai donc des souvenirs des paysages syriens. J’ai aussi réussi à retrouver des photos d’avant la guerre.

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« L’Odyssée d’Hakim » est forcément une œuvre engagée…
F. T.
 Pour faire trois livres sur une période de ma vie assez importante, il faut d’abord avoir l’envie de passer du temps et d’apprendre. C’est ce qui m’a d’abord poussé à initier ce projet. Cette question des réfugiés est assez présente sans pour autant qu’on les connaisse vraiment. Il y a d’ailleurs plein de choses avec lesquelles on coexiste alors qu’on n’en connait à peine la surface. Je voulais comprendre une des tragédies les plus importantes de notre siècle.



Ce regard humain, c’est ce qu’il manque aujourd’hui aux médias d’information ?
F. T. J’ai vraiment l’impression d’être le porte-voix d’Hakim et de toutes les histoires de réfugiés. J’ai très peu vu de témoignages aussi précis. On voit passer beaucoup de sujets, mais plutôt d’analyse sociétale ou politique. On peut aussi avoir des documentaires en immersion où l’on accompagne une partie du voyage, mais c’est souvent consacré au moment le plus symbolique et dramatique qu’est la traversée de la Méditerranée. Cela apporte alors une vision très biaisée de la réalité de ces gens-là. La bande dessinée est une bonne façon de prendre le temps.



Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne

(sur Twitter)

« L’Odyssée d’Hakim » de Fabien Toulmé. Delcourt. 24,95 euros.

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