Stéphane Marchetti: «Montrer le travail d’un reporter sur le terrain»
Les éditions Dupuis inaugurent une nouvelle collection dédiée aux œuvres primées du prestigieux prix Albert-Londres. Le premier titre, « Sur le front de Corée », propose une adaptation du reportage de Henri de Turenne, plongeant le lecteur au cœur de l’un des conflits majeurs du XXe siècle. Stéphane Marchetti, codirecteur des ouvrages de la collection « Albert Londres » et scénariste de cet album captivant, explique avoir voulu offrir une vision de la guerre à travers le regard d’un journaliste.
«Sur le front de Corée » raconte à la fois la guerre et le métier de journaliste. C’est ce qui vous plaisait dans ce projet?
Stéphane Marchetti. Le projet était de raconter la guerre vue par un journaliste, en l’occurrence Henri de Turenne puisqu’il a couvert les huit premiers mois du conflit de la guerre de Corée. Le dessin offre une incarnation très forte au journaliste et permettait de faire ressentir ce que vit et ressent un reporter plongé dans la guerre. Je voulais que le lecteur soit avec Henri au moment où il a peur, où il s’ennuie, où il a des cas de conscience, être en immersion complète avec lui.
Aujourd’hui ces enquêtes primées par le prix Albert-Londres et souvent inaccessibles au grand public racontent pourtant à la fois l’histoire du XXe siècle, le début du XXIe, et celle du métier de journaliste. Elles constituent des témoignages uniques, que la bande dessinée permet d’incarner, à travers une approche narrative et graphique moderne.
« Nous voulions incarner tout ce que l’on ne voit pas généralement dans le reportage, notamment la préparation, la logistique, les galères… »
Vous ne mettez pas les articles d’Henri de Turenne en image mais racontez leur création. Ce choix s’est imposé facilement?
S.M. La plupart des textes de la BD sont issus des reportages écrits par Henri de Turenne parus dans le Figaro et primés par le prix Albert-Londres. Ce sont ses mots et c’est l’ADN du projet. Mais nous voulions aussi incarner tout ce que l’on ne voit pas généralement dans le reportage, notamment la préparation, la logistique, les galères,… Actuellement, le public a de plus en plus de mal à faire la différence entre une vraie info et une infox, des journalistes sont pris pour cible parce qu’ils font juste leur métier, ça nous semblait avoir du sens, avec ce projet, de montrer ce qu’est réellement le travail d’un reporter sur le terrain car c’est le cœur de son métier.
Les mémoires d’Henri de Turenne, que vous a confié sa veuve, ont ainsi été précieuses pour contextualiser son travail sur le terrain…
S.M. Bien sûr, ces archives personnelles et familiales ont permis d’apporter un supplément d’âme et une intimité avec Henri lors de ses huit mois de reportage. Ces souvenirs permettaient d’avoir les deux faces d’une même pièce : la couverture journalistique d’un événement et comment celui-ci est fabriqué et vécu de l’intérieur.
Cette guerre de Corée reste très méconnue en France. Ça a compté dans votre envie de raconter l’histoire d’Henri de Turenne?
S.M. La guerre de Corée reste effectivement une guerre oubliée et méconnue depuis la France même si un bataillon de soldats français a combattu en Corée dès décembre 1950 au sein des forces de l’ONU. Ce conflit, coincé entre la Seconde Guerre mondiale et la guerre du Vietnam, a été la première confrontation de la guerre froide. Le général Mac Arthur et le Président Truman ont envisagé l’usage de bombes atomiques en Corée du Nord mais craignant un conflit ouvert avec la Chine ou l’URSS, le Président Truman a renoncé. Cette « guerre pour rien » puisque Corée du Nord et Corée du Sud se retrouvent au même point de départ à la fin de la guerre a été meurtrière. En trois ans de conflit, on dénombre entre deux et trois millions de tués, essentiellement des civils. L’ampleur du bilan est dû à l’utilisation massive de bombes au napalm et au phosphore par l’aviation américaine, de tortures et de massacres perpétrés par les deux camps.
Rafael Ortiz, qui a dessiné des comics, nous fait ressentir l’âpreté et la rudesse de la guerre. C’est ce que vous cherchiez?
S.M. Tout à fait. Le trait réaliste, nerveux et charbonneux de Rafael rend compte de la réalité du terrain, des journées harassantes pour les journalistes dans la poussière à recueillir des informations avant de passer des soirées à essayer d’envoyer ses reportages. Il a aussi cette capacité à pouvoir réaliser des scènes grandioses de débarquement avec une multitude de bâtiments et soldats militaires.
Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)
«Sur le front de Corée» par Stéphane Marchetti et Rafael Ortiz. Dupuis. 25 euros.