Pat Perna: « Créer le trouble »
Aspiré par les intenses planches en noir et blanc de Fabien Bedouel, le lecteur de « Kosmos » peut ressentir le vide et la solitude de l’espace. Il sera également fasciné par le scénario de Pat Perna, qui prend un malin plaisir à brouiller les pistes entre fiction et réalité.
Moins connue que d’autres théories du complot, celle des cosmonautes fantômes existe réellement. Cela a été le point de départ de « Kosmos »?
Pat Perna. Tout à fait. J’ai moi-même cru à cette histoire pendant un temps, avant de découvrir qu’il s’agissait d’une « légende ». L’histoire de ce cosmonaute russe (Ivan Istochnikov), dont on a juste retrouvé le Soyouz vide tournant en orbite suivi d’une bouteille de Vodka, m’a emporté. Il y a une puissance évocatrice telle que j’étais convaincu que ça donnerait un point de départ formidable à un scénario. J’y croyais dur comme fer… avant de découvrir assez rapidement qu’il s’agissait d’une « fake news » fabriquée de toute pièce par l’artiste photographe Joan Foncuberta (dans l’œuvre « Sputnick » de 1997).
Vous vous êtes beaucoup documenté sur ce sujet avant de vous lancer?
P.P. Comme chaque fois que je travaille sur un projet, je passe beaucoup de temps en amont à potasser, rechercher des informations, croiser des sources. Pour « Kosmos », je me suis fait aider par un ami, ingénieur aérospatial à la retraite. C’est lui qui m’a donné les détails techniques et orienté dans mes recherches.
Est-ce complément invraisemblable?
P.P. Toute l’histoire est totalement vraisemblable. On sait aujourd’hui que dans la course à la Lune, les Soviétiques étaient prêts à tout et qu’ils ont effectivement envisagé de « sacrifier » des cosmonautes, sachant qu’ils avaient le matériel pour aller sur la Lune, mais que leur technologie était insuffisante pour le permettre de revenir… Je me suis vraiment amusé à croiser les informations en instillant au fil du scénario des morceaux de fiction pour créer le trouble. Je sais qu’aujourd’hui beaucoup de lecteurs (et de journalistes) ont tendance à vérifier la véracité d’une histoire sur internet. Du coup, j’ai joué avec ça en faisant pareil. J’ai pris de véritables évènements, des personnages réels et j’ai mixé le tout avec des informations bidons. J’ai triché sur les dates, mélangé les péripéties… Je voulais d’ailleurs copier volontairement des passages entiers d’articles Wikipédia, comme cela se fait hélas beaucoup aujourd’hui. Mais ça n’a pas fait rire notre éditrice Alix de Sanderval chez Delcourt (sourire).
L’idée du faux documentaire s’est rapidement imposée?
P.P. Cela faisait partie du postulat de base. Je suis un fan absolu des documentaires. Il y en a énormément sur YouTube, les plateformes de streaming, les chaines TV… J’adore cette forme de narration. Mais la limite, c’est que désormais on peut raconter tout et n’importe quoi en faisant appel à de pseudo-experts capables d’apporter une caution « scientifique » à n’importe quelle ineptie. J’ai notamment été fasciné par l’impact du documentaire « Hold up » qui, à mon avis, symbolise la limite de l’exercice.
Vous vouliez montrer qu’il est facile d’installer le doute dans l’esprit des gens?
P.P. Le principe de la propagande, c’est justement d’instrumentaliser les images à des fins politiques ou idéologiques. Effectivement, nous doutons facilement, c’est notre nature d’humain et c’est souvent une qualité. L’époque que nous traversons est encore plus propice à ça. D’autant plus que sur certains sujets on sait que le doute est possible, voire nécessaire. Lorsque l’on s’intéresse à la période de la Guerre froide, on peut légitimement se dire que bon nombre d’évènements ont été racontés à des fins de propagande.
Est-ce que certaines fake news vous ont particulièrement influencé ou inspiré?
P.P. Bien sûr, tout ce que nous venons de traverser avec le covid, l’élection de Donald Trump, les discours politiques pré-électoraux et leurs cortèges de contre-vérités historiques, ont été des moments propices à la désinformation. C’est un terreau fertile pour l’imagination d’un scénariste. Mais je fais toujours attention à ne pas sombrer du « côté obscur ». La frontière entre la vigilance et le complotisme est ténue.
Votre récit de conquête spatiale se déroule très lentement, avec de grandes cases et peu de mots. Votre référence était le film « 2001, l’Odyssée de l’espace » de Stanley Kubrick?
P.P. Avec Fabien Bedouel, nous voulions un album contemplatif, intense, angoissant. Ses noirs et blancs sont tellement puissants qu’il n’y a plus besoin de mots. C’est notre vision de l’espace, du vide et de la solitude. Moi qui suis un grand angoissé, je n’ai pas trouvé mieux pour retranscrire ce que j’imagine être la sensation de ces cosmonautes qu’on balance dans l’espace infini à bord d’une boite de conserve. Effectivement, dès lors, on se retrouve dans une narration proche de celle de Kubrick, mais ce n’est pas volontaire. Je pense qu’il s’agit d’une influence inconsciente.
Les planches de Fabien Bedouel sont très précises avec de nombreux détails sur les phases techniques. Vous aviez besoin de cela pour rendre votre histoire crédible?
P.P. Oui et c’est pour cela que nous avons beaucoup travaillé en amont pour essayer d’être techniquement le plus juste. Il fallait, pour que cette histoire fonctionne, que nous soyons réalistes dans le propos comme dans le dessin. Sinon, impossible d’être crédible. Je suis un grand amateur des films sur la conquête spatiale. « L’étoffe des héros » ou « Apollo 13 » sont mes films cultes. Fabien, dont la culture cinématographique est beaucoup plus importante que la mienne, m’a fait découvrir les films russes et j’ai immédiatement accroché. À mon humble avis, en bande dessinée, le scénario doit s’adapter au dessin, parce que c’est l’élément fondamental. Les lecteurs achètent d’abord, et avant tout, un album pour le dessin. On peut d’ailleurs avoir beaucoup de succès avec un album graphiquement irréprochable et un scénario très moyen (voir catastrophique). Alors que l’inverse est quasiment impossible. Le scénariste peut être un « génie », sans un bon dessinateur, il n’existe pas.
Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)
« Kosmos » de Pat Perna et Fabien Bedouel. Delcourt. 27,95 euros.