Olivier Legrand: «C’est une fiction ancrée dans le réel»


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Inspirés par des faits authentiques, Olivier Legrand et Jean-Blaise Djian mettent en scène des barbouzes qui torturent et tuent au nom de la République. Violent voire parfois même dérangeant, ce premier tome du « Service » donne un véritable coup de poing dans un monde de la BD parfois un peu trop lisse.

Comment avez-vous écrit ce scénario à deux mains avec Jean-Blaise Djian ?
Olivier Legrand. Sur « Le Service », j’apporte la matière première : sujet, personnages, intrigue et une première version du script dialogué. Cette première version est ensuite retravaillée avec Jean-Blaise, qui apporte son expérience de scénariste aguerri : on va, par exemple, modifier telle ou telle scène, en déplacer une autre, revoir un morceau de dialogue pour qu’il soit plus explicite ou plus percutant… Jean-Blaise s’occupe aussi du découpage, case par case – une étape cruciale, un véritable travail de metteur en scène. « Le Service » n’est pas notre premier scénario à quatre mains; notre mode de collaboration est bien rôdé et j’apprends beaucoup au contact de Jean-Blaise.

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Ce premier tome évoque au moins autant les hommes de l’ombre que les évènements de mai 68. Comment se sont greffés ces deux sujets ?
O. L. Ils sont indissociables. On mesure peut-être mal, aujourd’hui, le degré de paranoïa que suscitait alors, dans certains cercles, la progression idéologique de la gauche révolutionnaire au sein de la jeunesse occidentale. Dans le contexte des années 60, où les peurs de la Guerre froide se mêlent au traumatisme de la décolonisation, la crainte de voir la France « basculer dans le rouge », si j’ose dire, a nourri toutes sortes de fantasmes, d’angoisses et de dérives. C’est dans ce contexte de haute tension qu’une histoire comme celle du « Service » devient possible.

Ce genre de BD est intéressante pour son côté documentaire, mais vous ne semblez pas vouloir trop miser sur ce registre. Pourquoi ne pas avoir écrit une fiction davantage ancrée dans le réel comme cela peut se faire à la télévision (le téléfilm des hommes de l’ombre sur le SAC par exemple) ?
O. L. Mais « Le Service » est « ancré dans le réel »! Après, tout dépend de ce que l’on entend par là. S’il s’agit de mettre en scène des personnages réels dans un récit qui, de toute façon, est nécessairement une fiction, alors, non, ce n’est pas la voie que nous avons souhaité prendre. Notre série se présente comme une fiction, mettant en scène des personnages fictifs… mais une fiction résolument ancrée dans le réel, parce qu’elle se déroule sur un arrière-plan historique et politique bien défini – comme le montrent, par exemple, dans ce premier tome, les références aux « noyés par balle » d’Octobre 61 ou à l’OAS.

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Dans cette série, un de nos objectifs est d’évoquer ce que l’on pourrait appeler le côté obscur de la Cinquième République, en nous inspirant de différents faits et éléments contextuels, mais en gardant la liberté, la marge de manœuvre que permet la fiction – un peu comme lorsque John Le Carré, dans son extraordinaire roman « La Taupe », présente un récit directement inspiré de l’affaire Philby, mais en utilisant des protagonistes fictifs et une trame adaptée à la dynamique d’une fiction.

Mais puisque vous évoquez l’excellent téléfilm de Canal+ sur le SAC et la tuerie d’Auriol, il n’est peut-être pas superflu de rappeler que, si ce téléfilm met en scène des personnages ayant réellement existé, comme les divers membres du SAC impliqués dans la tuerie, il a aussi comme héros un personnage fictif – le commissaire Louis Routier, interprété par Tchéky Karyo. Une fiction « ancrée dans le réel » reste donc, malgré tout, une fiction.

Pour en revenir au « Service », ce scénario contient peut-être aussi des éléments peu connus et qui peuvent paraître un peu « gros », mais qui n’en sont pas moins inspirés de faits authentiques – comme par exemple le stratagème des faux ambulanciers utilisé par Galland et son équipe pour capturer Luc dans le dernier acte de l’histoire. C’est un cliché, mais dans ce domaine aussi, la réalité dépasse souvent la fiction.

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Quelles ont été vos bases de travail ?
O. L. Disons que le projet du « Service » mûrit dans mon esprit depuis déjà de nombreuses années, durant lesquelles j’ai accumulé lectures et autres sources de documentation sur les sujets et la période que nous traitons. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les informations ne sont pas si difficiles que cela à trouver – mais disons qu’elles ne sont pas non plus mises en avant pour attirer les foules ; pour toutes sortes de raisons, le grand public se passionnera toujours plus pour des théories du complot fantaisistes que pour des faits qui soulèvent des questions embarrassantes, historiquement ou politiquement. À titre d’exemple, et pour laisser un peu la France de côté, il y aura sans doute toujours plus d’intérêt de la part du public et des médias pour échafauder d’invraisemblables théories sur le prétendu assassinat de Lady Diana que pour se demander dans quelles circonstances exactes est mort le président chilien Salvador Allende.

Pourquoi ce sujet vous passionne ?
O. L. Parce que cela soulève des questions primordiales, élémentaires, sur la démocratie et l’ordre, sur la nature de la société dans laquelle nous souhaitons vivre et aussi, plus largement, sur notre Histoire. Dans cette série, nous montrons un groupe d’hommes qui, au nom d’un ordre social qu’ils prétendent protéger, commettent les actes les plus abominables, en se retranchant derrière la raison d’État ou la « nécessité »; au final, leur action ne fait que ronger et pourrir ce au nom de quoi ils prétendent agir. Cette question reste totalement d’actualité, dans notre monde post-11 septembre, puisqu’on retrouve cette même logique paradoxale chez ceux qui justifient le terrorisme au nom d’une religion ou la torture au nom de la démocratie.

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Dans « Le Service », nous avons aussi voulu explorer le thème de la soumission à l’autorité – notamment à travers les relations entre Galland, qui se pense et agit « en soldat », et Charrière, en qui Galland voit un chef, un donneur d’ordres, sans vraiment percevoir sa duplicité, son côté manipulateur : Galland obéit à Charrière sans se poser de questions… et aussi parce qu’il ressent ce besoin d’obéir à un chef, de « servir », pour reprendre le mot de Charrière lors d’une de leurs conversations.

Les scènes de torture sont assez rares en BD. Est-ce difficile de retranscrire cette tension en cases ?
O. L. En effet, ce type de scènes reste assez rare. Dans beaucoup de BD ou de films, on montre, depuis très longtemps, la « menace » de la torture, mais le prisonnier (généralement le héros) réussit toujours à s’en tirer avant que les choses ne prennent un tour atroce… et c’est tout à fait normal, dans la logique propre aux récits d’aventures. Tout est une question de genre, de codes, d’intentions des auteurs et d’attentes des lecteurs ou des spectateurs. Dans le cas de la torture, le seuil du « passage à l’acte » constitue une barrière évidente, sur le plan narratif, tout simplement parce que ce genre de scène suscite (ou, en tous les cas, devrait susciter) le malaise chez le lecteur : cette barrière existe et je pense qu’on ne peut la franchir de façon purement gratuite, juste « pour le spectacle ». Dans « Le Service », si nous avons voulu montrer une scène de torture, c’est justement pour créer un choc, un malaise, une réaction d’horreur chez le lecteur, parce que nous voulions, dans cette série, traiter la violence sur un mode réaliste, brutal, sans esthétisation ni ellipse commode. Cette approche correspond au ton sombre, sans concession, que nous souhaitions donner à cette série – exactement comme une violence esthétisée ou spectaculaire correspond aux codes de certains genres.

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Avez-vous eu une réflexion sur la manière de montrer la violence dans « Le Service » ?
O. L. Oui, bien sûr, nous avons mûrement réfléchi à ce que nous souhaitions ou non montrer, aux limites que nous nous fixions. C’est même une des questions fondamentales que nous nous sommes posées, dès le début. J’espère bien que ces scènes mettront le lecteur mal à l’aise, car c’est précisément le but recherché. Du reste, écrire ce genre de scène n’a pas été facile ; en écrivant la scène de torture finale, je me suis moi-même senti mal à l’aise, ému même – et si je n’avais pas ressenti cette émotion, j’aurais revu ma copie. Lorsque j’ai relu cette scène, ma première réaction a été de murmurer : « quelle horreur… » et j’espère qu’elle suscitera la même réaction chez les lecteurs. Nous en avons beaucoup discuté avec Jean-Blaise et Alain : comment mettre ce passage en scène, ce que nous voulions montrer – ou pas… Plus que le processus même de la torture à la gégène, nous avons surtout voulu montrer les visages, les expressions des trois protagonistes : le sang-froid « professionnel » de Galland, le mélange de colère et d’excitation de son comparse et la terreur hébétée de Luc, la victime. Et la vision du corps nu, supplicié, de ce personnage a aussi été mûrement pesée : ce choix, je pense, accentue l’horreur de la scène, pose encore plus clairement le rôle de chacun (le martyre et les bourreaux) et, surtout, permet d’exprimer l’idée de souffrance physique d’une façon finalement beaucoup plus marquante qu’une bulle avec un « Aaaargh ! ».

Je ne pense pas que l’on puisse évoquer ce genre de thèmes de façon réaliste et marquante avec un traitement trop édulcoré ou elliptique : si vous voulez dénoncer une chose comme horrible, à un moment, vous devez bien montrer l’horreur de la chose. La difficulté est de ne pas tomber dans la complaisance. C’est toute la question de la violence dans la fiction : la vraie question, selon moi, n’est pas de savoir SI on doit montrer la violence, mais bien COMMENT et POURQUOI… et là encore, tout est une question de genre, de codes et d’intentions.

Le héros de cette série, Paul Galland, est plutôt un méchant antipathique et violent. C’est un choix osé ?
O. L. « Plutôt »? Diable, vous êtes gentil… Paul Galland est une brute, un type violent et pas très malin – mais qui se sent exister quand il est dans le rôle du soldat. Voilà pourquoi il tombe si facilement sous la coupe de Charrière. C’est le parfait exécutant, dans tous les sens du terme. Galland est le fil rouge de la série, son fil conducteur, le protagoniste que nous allons suivre à travers quatre tomes et une trentaine d’années, mais il n’est pas un « héros », ni même un « antihéros » amoral mais auquel le lecteur serait plus ou moins invité à s’identifier. À sa manière, Galland incarne un archétype : le tueur sans états d’âme, le bourreau obéissant, qui liquide, enlève ou torture sans se poser de questions… Quelque part, il représente et synthétise tous les tueurs du « Service ». Ce n’est pas pour lui qu’il faut avoir de l’empathie, mais plutôt pour ses cibles, pour ceux qui vont avoir le malheur de croiser sa route – comme, dans ce premier tome, Luc Verrier et ses amis.

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Les dialogues sont très percutants et donnent beaucoup de réalisme à la série. Cela vous a demandé un travail particulier, notamment sur le vocabulaire ?
O. L. Oui… nous avons essayé, d’une part, de refléter un langage parlé, spontané, réaliste, mais aussi de refléter une époque, en évitant les anachronismes langagiers ou les clichés. Ainsi, pour les passages d’assemblée générale d’étudiants révolutionnaires de 1968, ou les grandes discussions enflammées entre Luc et Michel, nous voulions vraiment refléter la rhétorique très particulière de cette époque, en évitant de tomber dans la caricature – une caricature qui prévaut trop souvent, lorsque cette époque est évoquée dans la fiction. J’ai donc lu et visionné avec attention des interviews de leaders étudiants de cette époque, afin d’essayer de coller au plus près à leur langage. Dans un autre registre, nous voulions aussi que certains personnages aient un langage cru – aussi cru que dans la réalité. C’est pour cela, par exemple, que les dialogues de Galland et d’autres membres du « Service » utilisent des termes odieux pour qualifier les Arabes, les homosexuels, les femmes, les gauchistes et tous ceux qui ne leur reviennent pas.

On ressent beaucoup de racisme de la part de ces hommes de l’ombre. Est-ce que c’est ce service qui l’était ou la société française de l’époque ?
O. L. Les deux, mon capitaine ! Plus sérieusement, c’est une question plus compliquée qu’il n’y paraît. Commençons par le Service. En tant qu’hommes de main d’un groupuscule qui est le produit direct d’une certaine extrême droite (et, qui plus est, créé dans les années 60, en plein effondrement colonial), Galland et compagnie sont « nécessairement » racistes : historiquement, de telles opinions font partie du « bagage » classique de tels individus, qu’il s’agisse du racisme brutal et primaire d’un Galland ou du racisme apparemment plus « construit » idéologiquement d’un personnage comme Charrière. Mais il ne faut pas oublier que ce « racisme de para », si j’ose dire, n’était finalement que la version active et violente d’un racisme ordinaire, qui, à l’époque, était partagé par une large proportion de la population. Au « racisme de para » d’un Galland ou d’un Charrière s’ajoutait aussi un « racisme de Français moyen » – comme le montrent avec beaucoup de courage un roman comme « Élise ou la Vraie Vie » de Claire Etcherelli (paru en 1967) ou un film comme « Dupont Lajoie » d’Yves Boisset (tourné en 1974). N’en déplaise à certains, la France des années 70 fut aussi la France des ratonnades et des crimes racistes… et c’est bien pour cela, d’ailleurs, que l’antiracisme devint un « combat collectif » dans les années 80. Pour en revenir au « Service », il nous a semblé indispensable de refléter toute la crudité des opinions de Galland et compagnie dans les dialogues, de ne pas édulcorer ou « actualiser » leur façon de parler, sous prétexte de ne pas choquer les lecteurs d’aujourd’hui : pour nous, cela serait revenu à trahir notre sujet. Si vous voulez mettre en scène un personnage raciste, la moindre des choses est de le faire parler comme un vrai raciste – sinon à quoi bon ? Qui aurait l’idée, dans un récit sur le IIIe Reich, de faire parler des nazis de façon « politiquement correcte »?

Au-delà de la seule question du racisme, je crois qu’il est indispensable de faire face à notre Histoire récente, y compris lorsque celle-ci nous dérange, plutôt que de tenter de l’occulter sous prétexte d’éviter des polémiques ou de refermer de vieilles blessures, au nom d’un présent que nous voulons différent : se replonger dans cette période permet justement de mieux comprendre les racines sociologiques, politiques et historiques de certaines questions actuelles, mais aussi de mesurer tout le chemin accompli depuis les années 70… et d’apprécier tout le courage et l’engagement de ceux qui, à ces époques, choisirent justement de braver le consensus et les préjugés.

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Le choix d’Alain Paillou au dessin était une évidence ?
O. L. Nous avions déjà travaillé avec Alain sur « Parabellum » (Emmanuel Proust éditions), un polar politique en one-shot situé dans les années 30 – et la première BD que j’ai écrite avec Jean-Blaise. Pour nous, reformer ce trio était une évidence. Dès le début du projet, nous savions qu’Alain était notre homme. Au-delà de son enthousiasme pour le projet, il possède un trait qui correspond exactement à ce que nous voulions pour cette série. Il a aussi des connaissances historiques très solides sur ces périodes et un sens du « détail authentique », indispensable pour mener à bien une telle série, dont l’action s’étale tout de même sur plus de trente ans : chaque tome se situant dans une décennie différente, il faut à la fois recréer l’ambiance et l’esthétique de cette époque (en évitant les clichés) et créer une identité graphique à l’échelle de la série dans son entier, ce qui n’est pas si évident.

Propos recueillis par Emmanuel LAFROGNE

« Le Service » (tome 1: « Premières armes ») par Olivier Legrand, Jean-Blaise Djian et Alain Paillou. EP Editions. 15 euros.

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