Lefred-Thouron: « C’est plus facile de déconner avec un mec qui vole des slips plutôt qu’avec un assassin »

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Des voleurs de mobylettes et autres maris violents qui ne sont pas complètement sortis de l’imagination du scénariste. Lefred-Thouron nous raconte la genèse de « Casiers judiciaires ».

Pour se défendre du vol d’un autoradio, un prévenu argumente avec beaucoup d’aplomb qu’il avait bu trois ou quatre bouteilles de vin blanc. D’autres justifient leurs combines foireuses ou leurs petits larcins avec une mauvaise foi si évidente qu’elle en devient hilarante. Rencontre avec Lefred-Thouron, le scénariste de « Casiers judiciaires » avec Aranega au dessin.



Pourquoi des gags sur la justice et ses tribunaux ?
Lefred-Thouron. Au départ, il y avait une demande de Diego (Aranega) pour que l’on travaille ensemble. J’avais une vague idée autour de la vie d’une rédaction d’un journal local alors que lui voulait plutôt parler de la justice. C’était des discussions informelles autour d’un verre, mais je repoussais sans cesse l’échéance, car déjà bien occupé par mon travail pour Fluide Glacial et mes pages régulières dans l’Équipe Magazine et le Canard Enchaîné. Nous avons finalement terminé une dizaine de strips.

À Angoulême 2007, Diego les a présentés à son éditeur, qui était enthousiasme à l’idée de nous voir travailler ensemble. Le projet s’est encore accéléré quand on nous a proposé de le prépublier dans Libé, car ils cherchaient un strip pour leur nouvelle formule. C’était une belle exposition et une pression très stimulante. Cela leur a plu et ils nous ont demandé de continuer si bien que nous avons aujourd’hui la matière pour deux albums. 


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C’était compliqué de naviguer dans un univers finalement très restreint ?
L.-Th. Au départ, c’était chaque fois un mec devant le tribunal. Je me suis vite rendu compte que je ne pourrais pas tenir quatre-vingt-dix fois avec cette scène. Il a donc fallu varier les situations : sur le parvis du tribunal, dans les couloirs, avant ou après l’audience, dans le cabinet de l’avocat, entre avocats ou entre prévenus,…



Et pour les personnages ?
L.-Th. Cela s’est construit au fur et à mesure. Diego a assez vite senti ses trois personnages principaux, le président et ses deux assesseurs, qui forment l’axe de l’album. Pour les prévenus, je me suis inspiré de certains comptes-rendus d’audience. Quand un président se fait un plaisir de rappeler à un prévenu qu’il comparait pour la septième fois pour vol, c’est du velours pour moi. Cela veut dire que je vais le faire revenir, et revenir… Il y en a par exemple un qui revient fréquemment, car il trouve tous les moyens imaginables pour taper sur sa femme ou pour conduire bourré. C’est à peine inventé.



Toutes vos histoires pourraient donc exister ?
L.-Th. Avec Diego, nous sommes allés traîner nos guêtres dans les tribunaux pour observer les relations entre le tribunal et les prévenus. On imagine toujours quelque chose de très solennel. Je ne sais pas si c’est le mot le plus juste, mais cela peut parfois être très détendu, voire débridé. Le président peut lancer des missiles à un avocat ou déconner avec le procureur en taclant un prévenu. C’est assez édifiant. Je me suis inspiré de cette ambiance pour écrire mes histoires.
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La mauvaise foi y est aussi présente que dans votre album ?
L.-Th. C’est un peu comme à l’école. Pour un gars qui se défend en argumentant, il y en a huit qui rejettent la faute sur d’autres ou se cherche des excuses. Diego a fait un énorme boulot dans la mise en scène pour montrer ces marioles qui se décompensent au fil de l’audience. Ils comprennent qu’ils risquent gros et ne savent plus quoi faire de leurs mains. Il y aussi ceux qui arrivent là-dedans et qui ne se rendent compte de rien. Ils n’ont pas compris qu’il fallait mieux faire profil bas et tutoient quasiment le tribunal.



Tous vos personnages sont sympathiques, y compris l’alcoolique qui frappe sa femme. Cela ne vous dérange pas ?
L.-Th. On a beaucoup de tendresse pour celui-là (sourire). Diego et moi, on n’a parfois envie de foutre des tartes dans la gueule à nos bonnes femmes. Comme on sait ce que l’on risque, on le fait faire par procuration à nos personnages (rires). On n’est ni journalistes, ni censeurs, ni donneurs de leçon. Ce n’est pas un reportage, mais une grosse farce. On s’efforce donc d’avoir de la sympathie pour chacun, même pour les procureurs qui sont là pour défendre la société et sont souvent impitoyables.

Pourquoi avoir choisi de vous intéresser à cette justice des petites gens ?
L.-Th. C’est plus facile de déconner avec un mec qui vole des slips plutôt qu’avec un assassin. Nous nous sommes donc limités à la comparution immédiate en correctionnelle. Le pire des faits, c’est un mec qui décoche un bourre-pif dans un bal. Ce n’est pas le même enjeu qu’aux assises où l’atmosphère est vraiment plombée par des faits très graves.
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Pour un collaborateur du Canard Enchaîné, je pensais surtout aux délinquants en col blanc…
L.-Th. 
C’est le problème d’écrire au jour le jour tout en gardant une vision globale. Parfois, on se dit que l’on n’a pas encore abordé tel ou tel thème. C’est tellement riche de voleurs de mobylette, de conducteurs bourrés ou de maris violents que l’on n’a pas encore parlé de celui qui tape dans la caisse ou qui embauche des colleurs d’affiches au noir. On a de la réserve. Mais cela va se faire. Le délit de détournement d’argent ou le politicard véreux, c’est même déjà prévu.



Pourquoi ne pas l’avoir dessiné vous-même ?
L.-Th. 
Parce que Diego est un vrai dessinateur. Il a fait un très gros boulot sur la physionomie et la gestuelle des personnages. Je ne sais pas faire cela. Quand je gratte une idée sur une page, ce n’est pas vraiment de la bande dessinée, mais plutôt du hiéroglyphe. « Casiers judiciaires », c’est de la varie BD classique avec des cases, des bulles, de la mise en scène, un crayonné et un encrage.



Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne

« Casiers judiciaires », tome 1 par Diego Aranega et Lefred-Thouron. Dargaud, collection Poisson Pilote. 10,40 euros.

Lire aussi notre chronique de l’album

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