Jérémie Dres: « Leur témoignage est très fort »

« Le jour où j’ai rencontré Ben Laden » relate le destin incroyable de deux jeunes Lyonnais qui se sont retrouvés dans un camp d’Al-Qaïda juste avant le 11 septembre 2001. L’enquête de Jérémie Dres pour reconstituer leur parcours est passionnante. Ce livre offre également des repères indispensables pour comprendre la situation en Afghanistan.

Vous avez découvert l’histoire de Mourad et de Nizar via un podcast. Vous avez immédiatement eu envie de la raconter en bande dessinée?
Jérémie Dres.
Pas immédiatement. Je l’ai découvert pendant l’écriture de mon troisième livre « Si je t’oublie Alexandrie ». J’écoute beaucoup de podcasts en travaillant et celui-là m’a particulièrement marqué notamment grâce aux deux voix de Mourad et Nizar qui se répondent et s’entremêlent. J’y voyais déjà un peu une ouverture vers la bande dessinée. Je sentais qu’il y avait vraiment deux personnages forts derrière ces voix.

Il y a un troisième personnage dans votre livre puisque vous mettez en scène votre enquête. Cela s’est vite imposé?
J.D.
Je me suis posé la question. Dans mes précédents livres, je me suis généralement mis en scène, car ce sont souvent des enquêtes familiales, identitaires. Là, ce n’était pas de moi qu’il s’agissait, mais d’eux. Il fallait trouver la bonne mesure. J’aime incarner le rôle de détective, de reporter et montrer comment se déroule l’enquête, les appréhensions au départ et le contexte dans lequel la parole est recueillie. Cela permet de créer une certaine honnêteté vis-à-vis du lecteur. Il me paraissait aussi intéressant d’incarner une personne « lambda » et de raconter le moment où je découvre les attentats du 11 septembre dans une salle de cours pour accentuer la situation si singulière dans laquelle se trouvent Mourad et Nizar, à cet instant-là.

Ce n’est pas la première fois que Mourad et Nizar racontent leur histoire. Avez-vous cherché à aller plus loin dans leurs souvenirs ?
J.D.
Mourad l’a en effet pas mal raconté, Nizar un peu moins. Ils ont quand même écrit chacun un livre. On est forcément animé par l’envie d’en savoir plus. Par exemple, lors de leur rencontre avec Ben Laden. On essaie de gratter au maximum pour avoir le plus de détails possible. J’avais aussi envie de comprendre leur jeunesse, le contexte dans lequel ils avaient grandi. Je pense avoir réussi à obtenir plus de détails que dans les autres livres et interviews. Comme je connaissais déjà bien leur histoire, je pouvais rebondir sur certaines zones d’ombre, de doute ou leur demander d’expliquer certaines choses. J’ai par exemple découvert qu’ils ne s’entendaient pas plus que ça au moment du départ et que les événement qu’ils ont vécus les ont soudés. Ce qui a permis d’enrichir la trame narrative en faisant évoluer les relations entre les personnages.

Leur histoire prend une autre ampleur après leur rencontre avec Ben Laden. Vous le montrez bien lors de l’intervention de Mourad face à des lycéens…
J.D.
J’ai suivi Mourad dans plusieurs interventions en lycée. Les professeurs le présentent souvent très brièvement. Les élèves ne le connaissent pas. Ça discute un peu au début en fond de classe. Au fur et à mesure, l’attention est de plus en plus captée. Quand on arrive à leur départ en Afghanistan, c’est le silence total. Le moment phare est effectivement la rencontre avec Ben Laden. Il y a un murmure de surprise. Cela m’a plutôt rassuré de constater que les lycéens savaient encore qui il était.

Ces deux jeunes Lyonnais se retrouvent dans un camp d’entraînement d’al-Qaïda un peu par hasard. Est-ce qu’ils sont une exception ou est-ce relativement commun?
J.D.
C’est inhabituel. Il faut bien comprendre qu’ils pénètrent à l’intérieur de groupes terroristes très secrets. C’est une conjonction de facteurs qui les a propulsés là-bas. En premier lieu, le frère de Mourad qui les oriente vers la filière djihadiste et qui leur sert de caution tout au long du voyage. La vérité est proche de ce que peut dire l’agent du FBI Ali Soufan: « On ne débarque pas dans un camp d’al-Qaïda par hasard.»

Est-ce qu’il a été difficile de dessiner l’Afghanistan?
J.D.
J’ai fait un gros boulot de recherche d’archives. J’aime bien être assez précis dans les scènes que je dessine. J’ai pris un compte chez Ina Média Pro et me suis replongé dans le Vénissieux des années 80, dans la marche des beurs. J’ai aussi retrouvé les sujets sur le père de Mourad qui avait été otage en Bosnie en 1995 et qui permettait d’enrichir son témoignage. Pour l’Afghanistan des talibans avant le 11 septembre, il y a quelques reportages, notamment à propos du commandant Massoud qui m’ont permis de saisir les ambiances, les lieux et les modes vestimentaires. Quand ils parlent des maisons d’accueil pour les djihadistes, les fameuses « matdafas », c’était plus compliqué. Pour le camp d’entraînement al-Qaïda, grâce aux images de propagande, on trouve suffisamment de détails pour permettre de dessiner les lieux et les tenues militaires. J’ai réexploité aussi certaines archives de Ben Laden en Afghanistan lors de ses prises de parole. Par contre, j’ai trouvé beaucoup d’archives sur le 11-Septembre puis sur les bombardements américains dans la région de Tora Bora.

Au-delà de leur parcours, vous racontez comment l’Afghanistan a sombré dans l’islamisme conservateur et également la naissance des talibans. Ce sont des repères indispensables pour comprendre la situation actuelle en Afghanistan…
J.D.
J’aime bien donner toutes les cartes au lecteur. Le témoignage des deux personnages principaux est très fort, mais il faut quand même une prise de distance pour comprendre là où ils vont mettre les pieds. Habituellement, je fais intervenir des historiens dans mes livres. Comme il était ici question de filières et d’organisations terroristes pré-11-Septembre, il me semblait intéressant de faire intervenir Ali Soufan, cet ancien agent du FBI qui participait déjà à la traque de Ben Laden avant les attentats. Ça permettait d’obtenir des informations précises sur ces organisations secrètes. Cet effort de précision permet au lecteur d’aborder des réalités plus complexes, et d’être au plus proche du contexte afghan dans lequel Mourad et Nizar ont mis les pieds.

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)

« Le jour où j’ai rencontré Ben Laden, tome 1. De Vénissieux à Tora Bora » par Jérémie Dres. Delcourt. 16,99 euros.

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