Jean-Louis Tripp: « Ces histoires parlent de notre société »
Passionné par les récits de Christophe Hondelatte et plus généralement par les faits divers, Jean-Louis Tripp a adapté une dizaine d’histoires du journaliste d’Europe 1. « Tu ne tueras point » raconte des enquêtes incroyables mais parle aussi des travers de notre société.
Quand Christophe Hondelatte vous a proposé d’adapter ses histoires criminelles en bande dessinée, vous avez été immédiatement partant?
Jean-Louis Tripp. Je suis un fan de Christophe Hondelatte. Il y a deux ans, j’ai dit à un de mes très bons amis, journaliste à Europe 1, que j’adorerais le rencontrer. Il lui a parlé de moi et m’a envoyé son numéro de portable en me disant que Christophe Hondelatte aimerait me parler. Je l’ai donc appelé et il m’a dit que bien que ne connaissant rien à la bande dessinée, il s’était toujours demandé s’il n’y avait pas quelque chose à faire avec ses histoires. J’en ai parlé à Gauthier Van Meerbeeck, directeur éditorial du Lombard, qui m’a suggéré un recueil d’une dizaine d’histoires courtes. Christophe Hondelatte m’a fait entièrement confiance pour choisir les histoires. Il n’est pas intervenu du tout et voulait juste que je ne trahisse pas le fond de ce qu’il raconte. Il n’en était de toute façon pas question car ce qui m’intéresse chez lui, c’est justement sa manière d’appréhender une histoire criminelle avec un ton populaire mais jamais populiste. Il est apparemment ravi du résultat.
Vous traitez toutes ces histoires de façon neutre et en évitant de jouer avec l’émotion. C’est encore plus important de ne pas être trop racoleur quand on traite de faits divers?
J.-L.T. C’est ma grande peur quel que soit le mode narratif. Je ne voulais absolument pas tomber dans le pathos ou patauger dans la mélasse émotionnelle. Bien sûr, il faut transmettre de l’émotion et de l’empathie pour les victimes. Ce sont quand même des histoires horribles. Il était aussi important pour moi de tenir compte que des gens ont vécu ces drames et sont encore vivants. Je devais aussi garder en tête que ces assassins ont souvent vécu des enfances épouvantables. Soyons clairs, je ne les défends pas mais je m’efforce de comprendre, ce qui est aussi le cas de Christophe. Cette distance narrative était essentielle.
Quels étaient vos critères pour choisir les histoires?
J.-L.T. Je ne voulais absolument pas d’histoires de psychopathes, de tueurs en série ou de violeurs d’enfants. Ce sont des histoires intéressantes mais qui conduisent à une sorte de fascination de l’horreur. Je ne peux pas m’identifier à cela. Dans les histoires de meurtres « ordinaires », ce sont des gens globalement intégrés à la société qui, à un moment donné, vont franchir ce tabou: tuer un autre être humain. Qu’est-ce qui s’est passé dans leur tête à ce moment-là ? Est-ce que je serais capable de faire un truc comme cela dans un moment de dérapage ? Je ne le pense pas car cela m’arrive rarement de perdre totalement le contrôle. Quand j’avais la vingtaine, j’étais en revanche beaucoup plus impulsif. Ce sont donc des questions qui me renvoient à moi-même. Il est très difficile de savoir comment on réagirait dans une situation exceptionnelle. Est-ce que l’on serait le héros ou le pleutre ? Tant qu’on n’y est pas confronté, c’est impossible d’y répondre.
Est-ce qu’il existe un point commun à tous ces assassins?
J.-L.T. Après avoir tué, leur premier réflexe est de trouver une solution pour ne pas être puni. Il est rare qu’un assassin se livre à la police. Ils se mettent alors à faire des choses complètement délirantes comme de découper le cadavre en morceau et de l’éparpiller dans des sacs plastiques, de le placer dans une voiture qu’ils vont brûler ou de l’enterrer dans du béton. Bref, des choses complément hallucinantes!
Chaque histoire est bluffante par le comportement du meurtrier, le travail des gendarmes ou les rebondissements de l’enquête….
J.-L.T. Je voulais avoir différents aspects. Il y a des enquêtes où les gendarmes se sont lamentablement plantés. On le voit avec cet homme qui a eu sa vie brisée après avoir été accusé à tort du meurtre de sa fille. D’autres enquêtes sont remarquables et d’autres ne finissent jamais comme celle de Pierre Conty, un hippie qui a tué quatre ou cinq personnes et n’a jamais été retrouvé. Cette enquête a été particulière pour moi car j’ai vécu cette utopie hippie. Je suis allé garder des moutons sur le Larzac dans les années 70 à l’époque des luttes contre l’extension du camp militaire. Ça été difficile de raconter cette dérive de gens dont je me sentais proche. C’était parler en quelque sorte de mon cercle.
La plus connue de votre livre est celle du banquier Edouard Stern…
J.-L.T. J’avais envie de raconter cette histoire. Ce banquier était un puissant imbu de son pouvoir et qui se croyait tout permis. Christophe Hondelatte m’a raconté que sa famille était intervenue auprès de France 2 pour qu’il ne réalise pas d’émission de « Faites entrer l’accusé » sur son histoire. Ils voulaient faire disparaitre le plus de choses possibles et surtout la combinaison de latex. Cette histoire est un peu l’inverse de celle de Conty, mais les deux disent quelque chose sur notre société.
On vous sent aussi très marqué par l’histoire de ce gamin abattu par un policier à la retraite pour un vol de brouette…
J.-L.T. C’est vrai. Grégory Patriarche s’est fait emmerder à l’école parce qu’il avait la maladie des os de verre. Les autres gamins se foutaient de sa gueule parce qu’il était un peu mal foutu. Un peu aigri, il s’est mis à commettre quelques petits larcins et a eu le malheur de voler une brouette à un policIer en retraite. Ce dernier lui a tiré dans le dos. Au moment du procès, tout s’est inversé, puisque c’est presque l’ancien policier, donc l’assassin, qui est devenu la victime. Ça aussi, ça parle de notre société.
Une dizaine de pages suffissent à raconter une enquête de façon haletante avec plusieurs rebondissements. Comment avez-vous réussi à obtenir ce résultat à la fois riche et concis?
J.-L.T. C’était le plus compliqué. Adapter une émission de radio en bande dessinée était une gageure ! Il faut basculer dans un mode narratif complètement différent. J’ai écouté la première histoire et j’ai commencé à tricoter mon scénario. Avec Gauthier Van Meerbeeck, on s’était calés sur une dizaine de pages pour garder un rythme assez punchy et ça fonctionne bien pour certaines, mais en cas de deuxième tome, je réduirai peut-être le nombre d’histoires pour m’autoriser quelques pages supplémentaires sur certaines. Ce dont j’ai besoin, c’est de l’espace à l’intérieur des histoires pour préciser notre point de vue à Christophe et à moi. Deux cases muettes peuvent parfois suffire. Il ne s’agit pas de manipuler le lecteur, mais de montrer les choses d’une façon qui donne matière à réflexion.
Le dessin sobre de Cyril Doisneau semble une évidence pour ces histoires…
J.-L.T. Je ne voulais pas d’un dessinateur réaliste, pour éviter la tripaille à l’air et parce qu’on peut très facilement tomber dans le pathos. Je ne voulais pas non plus un dessinateur humoristique, afin de garder de l’empathie par rapport aux victimes. En plus, je désirais un dessinateur français qui habite au Québec. C’est plus simple de travailler sous le même fuseau horaire et comme ces histoires se passent en France, c’est plus simple de travailler avec quelqu’un qui a une connaissance intime de la France à différentes époques. Thomas-Louis Côté, le président du festival de bande dessinée de Québec, et Sylvain Lemay, qui enseigne la bande dessinée à l’Université du Québec en Outaouais m’ont suggéré quelques dessinateurs dont Cyril Doisneau. Je le connaissais un peu et ça a fait tilt! Je lui ai téléphoné et il m’a dit qu’il était fan d’Hondelatte et en plus libre de suite. C’était miraculeux. J’aime beaucoup ces livres qui se font avec beaucoup de fluidité. Cela avait déjà été le cas pour « Magasin général » avec Régis (Loisel).
On n’a vraiment du mal à lâcher votre livre avant d’avoir fini la dernière histoire. C’est pour quand le tome 2?
J.-L.T. Si ce tome 1 rencontre son public, Christophe, Gauthier, Cyril et moi sommes d’accord pour en faire un autre et j’ai déjà sélectionné une quinzaine d’histoires. Je suis en train de dessiner un livre pour Casterman. J’espère avoir fini à la fin de l’année puis écrire le scénario de ce deuxième tome dans la foulée.
Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)
« Tu ne tueras point » par Jean-Louis Tripp et Cyril Doisneau. Le Lombard. 19,99 euros.