Jaouen Salaün : « J’ai été marqué à vie par Mad Max »

Dans le monde post apocalyptique de Jaouen Salaün, des clans survivent dans un décor aride de western. L’original « Elecboy » s’enracine dans un univers proche de celui de « Mad Max », mais développe une intrigue bien différente avec la présence de créatures extraterrestres.

Dans un texte d’introduction, vous expliquez avoir mis 20 ans à concrétiser votre idée de départ. Comment a-t-elle évolué?
Jaouen Salaün. L’idée de départ est née le 26 décembre 2002. J’étais en dernière année d’études à l’Ecole Emile-Cohl à Lyon. J’ai toujours été attiré par la science-fiction. J’en ai lu, vu et en quelque sorte j’ai toujours fabulé mon quotidien en imaginant vivre dans un monde de fiction. Par exemple, longtemps j’étais persuadé que ma mère était un extraterrestre incarné dans le corps d’une femme. A cette époque je me voyais travailler dans le cinéma, comme designer, concepteur de monde comme Syd Mead ou Sylvain Despretz.
J’ai une approche de l’image assez filmique. Ce fameux jour de décembre, en me promenant à la nuit tombante, j’ai eu un flash visuel. J’ai vu un monde, du moins l’ébauche d’un monde. Alors j’ai commencé à l’explorer pour mon projet d’étudiant. Les pages étaient encore maladroites. Je ne me destinais pas spécifiquement à faire de la bande dessinée.

Comment ce projet a-t-il abouti?
J.S. Cela s’est fait en plusieurs étapes. D’abord j’ai élagué visuellement, en essayant de trouver un angle cohérent. J’ai enrichi l’univers graphiquement de 2002 à 2012. Concrètement, je pensais durant toutes ces années confier mon projet à un scénariste afin qu’il en en sorte quelque chose d’exploitable. Mais quelque chose me poussait à le développer seul. Le projet m’a accompagné entre mes vingt ans et mes quarante. Autant dire que la maturité n’est plus du tout la même. Initialement, je voulais parler du rapport au père, de filiation. Et en toile de fond évoluer dans un monde post-apocalyptique. Il se trouve que je suis devenu à mon tour père et que ma perception a muté. J’ai par ailleurs en vieillissant développé une forme de mysticisme très personnel.
Toutes ces aventures humaines et intérieures ont eu une incidence sur l’histoire. J’ai en quelque sorte développé une histoire, autour d’une projection de mon « moi » dans un futur décrépi. Il y a eu plusieurs versions pour aboutir à cette version imprimée. C’est une synthèse de tout ce qui a de l’importance pour moi. L’amour, les rapports humains et filiaux, l’avenir de notre planète Terre, toutes les formes de croyances religieuses et chamaniques, et le temps qui passe inexorablement.
Vous avez d’abord inventé l’univers avant l’histoire ou les personnages?
J.S. Je pense que Joshua et son père sont là depuis le tout début. Ils ont eu plusieurs silhouettes. Lorsque l’on fantasme des personnages, ils ont une apparence floue. Ils sont presque polymorphes. Mais au moment de raconter l’histoire, on doit arrêter sur papier leur apparence et elle doit être définitive. L’univers a donc évolué avec ces deux personnages. Les autres protagonistes sont arrivés ensuite, au moment ou le fil narratif s’est épaissi. L’univers s’est étoffé et il m’a fallu « caster » d’autres caractères.

Est-ce que cette création a surtout été dictée par vos envies graphiques?
J.S. Oui et non. Il est certain que l’univers esthétique a donné l’impulsion au projet. Mes visions au départ étaient purement graphiques. Mais très vite j’ai eu envie de parler de moi, et là c’est mon cœur qui a parlé et dicté la création.
Votre univers rappelle un peu celui de « Mad Max ». Cela a été une influence?
J.S. J’ai vu « Mad Max 2 » à huit ou neuf ans. Mon père nous louait des VHS les week-ends où j’étais chez lui avec mes frères. On a vu tous les Bruce Lee, Rocky, Rambo… Et un jour, on ramène « Mad Max ». Là, ça m’a retourné. J’ai été marqué à vie, comme lorsque j’ai vu « Jaws ». Mon père c’était mon Mad Max à moi. Quand on allait chez lui avec mes frères, on passait notre temps dans sa voiture à rouler le jour, la nuit. On parlait, surtout lui en fait. On montait sur les Causses des Cévennes (les déserts français). Mon enfance avec lui, c’était du cinéma, assis à ses côtés dans la voiture à regarder la route défiler devant nous et l’horizon au loin.
Cet univers futuriste s’organise comme au temps de la féodalité avec un clan qui domine et soumet les autres. Est-ce vraiment un retour en arrière ou une métaphore de notre société actuelle?
J.S. Je pense que notre société n’est jamais sortie de la féodalité (rires). Notre civilisation évolue, se transforme, mais il reste toujours quelques personnes en haut de la pyramide et une base en bas qui rame. Bien sûr on rame moins péniblement. On vit mieux, du moins, plus confortablement. Mais il est certain que l’on est en quelque sorte soumis au même genre d’humains que l’étaient les Egyptiens, les Romains ou les Capétiens. Nous répétons constamment les mêmes modèles.
Dans mon histoire, j’ai pris le parti d’inverser les rôles. J’ai donné le mauvais aux Amérindiens, du moins un clan qui leur ressemble mais qui ont dégénéré. Un clan plus occidental leur est soumis. Je joue avec les codes du western en inversant les rapports de forces. Mais dans le fond ce qui m’intéresse, c’est de parler des humains qui ne changeront jamais. Le désir de pouvoir est une déviance. En salissant la culture amérindienne (qui est pourtant une des plus sincères et ancestrales), je fais le constat que le pouvoir rend fou et qu’il transforme quiconque l’obtient.

« Elecboy » se démarque des autres œuvres post-apocalyptiques par la présence de créatures extraterrestres. Est-ce que cela va devenir un élément très important de votre récit?
J.S. Oui, ils vont accompagner tout le récit.
Votre récit se déroule en 2122 alors que notre planète est en pénurie d’eau. C’est le rôle de la science-fiction de nous alerter des dangers qui nous guettent?
J.S. Je pense qu’aujourd’hui nous n’avons même plus besoin de la science-fiction pour en avoir conscience. Allumez la radio ou la télé et c’est de la science-fiction continuellement. Il se trouve que les auteurs ont souvent les sensations un peu en avance. Moi, ça fait depuis le collège que je suis angoissé par la pollution et les gaz à effets de serre. Pour tout vous dire, à un moment, j’avais quasiment remisé ce projet. Pensant qu’il était déjà dépassé, encore plus lorsque « Mad Max Fury Road » est sorti. Pour moi ça a été un choc de voir à l’écran des images aussi proches de mon monde. Miller a semé en moi une graine à 8/9 ans et j’ai mentalisé son univers, qui est devenu aussi le mien. Il se trouve qu’aujourd’hui, parler du manque d’eau est une évidence et il est normal qu’il ait eu la même idée que moi, sans doute avant moi d’ailleurs.

Après la lecture de ce premier tome, le titre « Elecboy » reste très énigmatique…
J.S. Je ne peux pas trop vous en parler, au risque d’en dire trop. Mais ce que je peux vous dire c’est que ce titre est là depuis le début. Quasiment vingt ans que j’ai un dossier « Elecboy » sur mon ordinateur. Je me revois en train d’écrire pour la première fois ce mot sur un vieil iMac de 2003. J’étais à l’école et mon prof de BD était Yves Got, qui d’ailleurs, était très dur avec les dessinateurs réalistes. Il a senti que je ne lâcherai pas et m’a aidé à comprendre certaines choses. J’avais fait une illustration d’une hypothétique couverture de ce projet et je me souviens qu’il avait bien aimé (chose très rare avec mon travail). Au moment de présenter mon projet chez Dargaud, j’ai pensé changer le titre. Et puis j’ai eu un pressentiment, comme s’il fallait que je le respecte autant que tout le reste. Il est là avec moi depuis le début. C’était devenu une évidence qu’il était le seul envisageable.
Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)
« Elecboy – Tome 1. Naissance » de Jaouen Salaün. Dargaud. 14,50 euros.