James: «Dans l’esprit des grandes séries de strips»

Par son format en strip et sa bichromie vintage, l’épatant « Garçons manqués » marche sur les traces de « Peanuts » ou « Calvin et Hobbes ». James y aborde des thèmes actuels comme le sexisme ou la notion de genre avec beaucoup d’humour et de tendresse.

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Vous avez proposé « Garçons manqués » en 2007 mais n’avez pas trouvé d’éditeur. Est-ce parce que vous aviez une quinzaine d’années d’avance sur le wokisme?
James.
Je pense que les thématiques qui traversent le livre n’avaient pas vraiment infusé dans l’air du temps à l’époque où j’avais initié ce projet et créé les personnages de Charlie et Malcolm. Mais, même si certains font semblant de les découvrir aujourd’hui, le sexisme, le racisme, le patriarcat ou l’assignation à un comportement genré ont toujours existé. Je l’ai constaté depuis que je suis petit et comme je ne suis plus du tout jeune, j’ai des années d’observation. Ça m’a toujours questionné.

Quelles genres de questions?
J.
Je n’ai jamais compris comment on peut être misogyne quand on naît d’une femme, quand, pour les hétéros, on partage son quotidien et on construit sa vie avec une femme, quand on peut avoir des filles… Quant au virilisme que la société impose aux petits garçons, qu’on m’a imposé quand j’étais enfant, c’est quelque chose contre lequel je me suis toujours construit. Je n’en suis pas moins homme aujourd’hui. C’est un peu tout ça qui m’a donné l’impulsion à la création du projet, d’autant plus qu’à l’époque, ça n’avait pas encore été traité en BD. Ensuite, une fois les caractères des personnages établis, j’ai élargi les thématiques pour aborder plein de sujets actuels.

Durant cette période, vous avez fait évoluer votre dessin. En quoi s’est-il amélioré ?
J. Pour le dessin, j’ai un principe, c’est d’adapter mon style à ce que je vais raconter. D’un livre à l’autre, mon dessin peut radicalement changer, d’un dessin cartoon à un dessin réaliste. Ici, sur « Garçons manqués », mon objectif, depuis les premières ébauches, était de m’inscrire dans la lignée des grandes séries de comic strips, avec des personnages d’enfants au discours assez mûr et critique, une mise en scène à hauteur d’enfant. Le format strip a toujours eu ma préférence. C’est vraiment le style de narration qui ne peut exister qu’en BD. On a toujours tendance à l’oublier, mais la bande dessinée vient d’ailleurs de là.
Bref, je cherchais à trouver un trait qui corresponde à cette intention. Quand j’avais fait la toute première version de « Garçons manqués » en 2007, j’étais plutôt satisfait sur le moment du résultat. Mais, ça n’a pas duré. Quelques temps plus tard, je voyais tout ce qui n’allait pas, les maladresses me sautaient aux yeux. J’avais toujours ce projet au fond de ma tête et, en 2021, j’ai redessiné les premiers strips, en travaillant davantage l’encrage. Mais, là aussi, au bout de quelques mois, je me suis rendu compte que ça ne me convainquait pas. Le trait était trop mou, or les personnages ne le sont pas donc ça n’allait toujours pas. J’ai laissé tout ça de côté encore quelques temps, puis j’y suis revenu début 2023. Et là, j’ai senti que j’obtenais dans les cases à peu près ce que j’avais en tête. C’est cette version que vous pouvez voir dans le livre.

Il fallait simplifier votre dessin?
J.
J’ai effectivement simplifié mon trait pour qu’il soit plus affirmé, ce qui permettait aux personnages d’avoir un caractère graphique plus fort. Il faut aussi dire que je suis autodidacte et venu sur le tard à la BD, donc j’ai encore des lacunes techniques qui me limitent. Comme en plus je suis un diesel, ça peut mettre un peu de temps à maturer. Mais 17 ans, entre 2007 et 2024, je reconnais que je bats mon record de maturation avec ce livre (sourire).

Vous avez opté pour un traitement graphique en bichromie et trames qui donne un côté rétro à « Garçons manqués ». Pourquoi cette opposition entre le fond et la forme?
J. Cette opposition fond et forme fait partie des mes motivations sur ce livre. Jouer sur le décalage, je trouve que ça en fait le charme aussi. Je voulais vraiment être dans l’esprit des grandes séries de strips. Ce qui induisait donc une forme un peu vintage, avec un trait encré affirmé. La trame s’est ensuite imposée, toujours dans l’esprit du clin d’œil aux strips que je lisais enfant dans les journaux. Restait la question de la couleur. Je ne voulais pas faire de quadri classique sur ce livre, ce qui l’aurait affadi, l’aurait banalisé. Le choix du orange est arrivé assez vite, pour plusieurs raisons. C’est la couleur reine des années 70, qui sont les années de mon enfance. C’était également la teinte employé à l’époque dans le journal de Mickey où une double-page sur deux était imprimée en bichromie noir et orange. Enfin, la couleur collait parfaitement pour faire la teinte de cheveux de Charlie et la teinte de peau de Malcolm, sans qu’il soit nécessaire d’apporter une couleur supplémentaire.
Comme ce livre parle d’enfants d’aujourd’hui, mais que je mets dans ces personnages pas mal des préoccupations que j’ai pu avoir, l’apport de la touche vintage permet de faire un pont entre eux et celui que j’étais à leur âge. C’est une façon de m’inclure dans le livre et de ne pas être simplement l’animateur des personnages.

Dans « Garçons manqués », on ne voit que les deux personnages principaux. Ce n’était pas trop compliqué de se priver de personnages secondaires?
J.
Je me suis effectivement posé la question du risque de tourner en rond en ne mettant en scène que deux personnages. Mais, c’était vraiment l’intention première. On est à hauteur d’enfant, donc les adultes sont exclus en tant que personnages. Mais je ne suis pas le seul à faire ça. Il n’y a pas d’adultes dans « Peanuts » de Schulz, non plus. Plus j’avançais dans l’écriture, plus j’étais à l’aise avec seulement ces deux gamins. Ils avaient assez de choses à raconter sur ce qui les entoure. Rajouter des personnages secondaires n’aurait finalement rien apporté de pertinent. De plus, ces personnages accessoires sont souvent purement utilitaires, ils n’interviennent que pour le rôle qui leur est assigné et disparaissent une fois qu’ils ne sont plus utiles. Ici, ça aurait sans doute dilué la relation entre Charlie et Malcolm alors que mon envie était justement d’approfondir cette relation.

Grâce à votre livre, un garçon manqué peut aussi être un garçon qui ne se reconnaît pas dans les clichés virilistes de notre société. Vous venez peut-être de faire évoluer la langue française?
J.
Le titre est bien entendu venu de l’expression populaire qui désigne les filles un peu garçonnes. Et qui est une expression sexiste, d’ailleurs, que je n’aurais pas employé au singulier de toute façon. Passer cette expression au pluriel permet, j’espère, d’en gommer un peu le sexisme, en incluant les garçons qui ne répondent pas aux normes. Mais là aussi, ça a un rapport avec mon histoire pendant mon enfance, où on me faisait sentir que je n’étais pas un garçon « normal », qui ne cherchait pas tout le temps à se battre, à imposer sa loi ou à suivre le meneur. Bref, un garçon manqué également. Même adulte, ça a continué.
Pour la petite anecdote, quand mes enfants étaient petits et que j’étais encore salarié dans une agence de pub, j’avais imposé de partir le soir à 18h30 pour rentrer m’occuper d’eux. Quand je partais, on me demandait alors si je prenais mon après-midi – c’est toujours sympa quand ça vient de la part d’autres collègues salariés – et le patron m’a même dit un jour, alors que je persistais à vouloir partir à cette heure, que j’étais « pire qu’une nana ». Bref, pas un vrai mec, quoi. Il pensait sans doute m’atteindre, mais comme être comparé à une femme n’est pas une insulte pour moi, il a raté sa cible. Quelques années plus tard, il a fait faillite alors que j’étais devenu auteur de BD. Le karma, peut-être.

« Garçons manqués » est un livre drôle mais qui se termine aussi avec de très belles planches pleines d’émotions. C’était important pour vous?
J.
Même si le livre est un recueil de gags en demi-planches, avec effectivement l’objectif d’être drôle à chaque gag, j’ai eu d’emblée l’envie d’avoir une trame narrative, les deux personnages étant amenés à cohabiter contre leur volonté. J’avais envie de cette dimension supplémentaire pour approfondir leur relation, la faire évoluer et éventuellement émouvoir les lectrices et les lecteurs, tout en les amusant. J’aime bien les recueils de gags, mais souvent, quand on finit de les lire, il y a un goût d’inachevé. Il n’y a pas de vraie fin, on reste en suspend. Ici, j’ai voulu apporter ce petit plus à la lecture, qui grandit au fil des pages, une histoire qui se construit par touches, un peu comme je l’avais fait dans un livre précédent, « Anatole(s) ».

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)

« Garçons manqués » par James. Fluide Glacial. 13,90 euros.

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