Isabelle Dethan : « Rendre hommage aux civilisations »
Devenue au fil des albums une grande spécialiste de l’Antiquité et particulièrement de l’Égypte, Isabelle Dethan élargit un peu la carte de ses aventures en dessinant Babylone. « Le roi de Paille » raconte ainsi la fuite de la fille du Pharaon et sa capture par le rival babylonien. Une superbe aventure aussi passionnante que dépaysante.
L’Égypte occupe une place particulière dans votre bibliographie. Est-ce un attrait surtout historique ou graphique ?
Isabelle Dethan. Les deux bien évidemment ! J’ai toujours aimé l’Histoire et plus particulièrement l’Antiquité. J’ai au départ choisi l’Égypte pour y placer les intrigues de ma première série historique (« Sur les Terres d’Horus ») car je souhaitais avoir une héroïne comme personnage principal. Les civilisations romaines et grecques accordent une place restreinte aux femmes ; l’Égypte, par contre, les considère comme des adultes à part entière, elles peuvent accéder à des postes professionnels, religieux ou politiques auxquels elles n’ont pas droit à Rome ou à Athènes. Je me suis alors documentée sur cette civilisation et en suis tombée amoureuse.
Graphiquement, les trois voyages à Alexandrie, Le Caire et Assouan m’ont permis de mieux rendre les atmosphères et les couleurs : le Nil, si vert ; le désert, ocre et bleu, les temples et leurs peintures encore éclatantes… Les aquarellistes du 19e siècle (David Roberts, par exemple) m’ont également inspirée.
Depuis « Sur les terres d’Horus », avez-vous changé votre façon de dessiner l’Égypte ?
I.D. J’ai l’impression d’avoir évolué, principalement dans ma manière de rendre les décors et les paysages. Je travaille à présent les arrière-plans au crayon et aux encres de couleur sans encrage, contrairement aux premiers plans, encrés : cela apporte de la profondeur, et une atmosphère particulière. Enfin, je l’espère (sourire) !
Vos albums sont toujours très documentés et très précis. C’est quelque chose d’indispensable pour vous ?
Isabelle Dethan. À la base, je suis une passionnée d’Histoire. Il s’est passé des choses tellement incroyables, tout au long des civilisations, qu’on peinerait parfois à les imaginer ! Prenez le rituel du roi de paille : c’est terrible, mais génial d’un point de vue scénaristique ! L’Histoire me sert de socle sur lequel je vais ensuite édifier une fiction crédible et j’essaie de rendre hommage aux civilisations que je décris en tentant de restituer au mieux une réalité dévoilée par les fouilles.
Bon, je ne suis pas dupe : restituer la vie d’un peuple à un instant « T » en dit souvent plus sur la société dans laquelle vit le reconstituteur (archéologue, historien ou… autrice de BD) que sur la société antique décrite ! Par exemple, les découvreurs de l’Égypte antique au 19e siècle, fantasmant sur le concept du harem oriental, ont supposé que Pharaon avait un harem identique. On sait aujourd’hui que ça n’avait rien à voir et que ces dames étaient beaucoup plus libres. Autre anecdote : pétris d’images bibliques et de culture classique, ces mêmes premiers archéologues ont imaginé une société esclavagiste ressemblant à celle de Rome, or le statut des esclaves égyptiens était différent et souvent meilleur. Il faut aussi abandonner l’idée que des dizaines de milliers d’esclaves ont construit les pyramides et ont été sacrifiés.
Cette histoire est partie de votre découverte de cette pratique du « Roi de paille »?
I.D. Effectivement, mon nouvel album repose sur l’article que j’ai lu un beau jour sur cette pratique relativement peu connue et finalement peu pratiquée. Enfin, il faut l’espérer… Les histoires que j’invente partent souvent d’un fait ou d’un lieu qui me séduisent. En fonction de quoi, des personnages viennent s’y adjoindre. Ils se font une place presque malgré moi dans l’intrigue, et même si j’ai la haute main sur leur destinée, j’ai parfois l’impression qu’ils ont une vie propre. De temps en temps, cela dit, ce sont les personnages qui « viennent »avant le lieu ou l’intrigue.
« Le roi de paille » prend vie au cœur de la rivalité entre l’Égypte et Babylone. C’est une époque historique peu connue…
I.D. En fait, la civilisation pharaonique a une durée de vie d’environ 3.000 ans : c’est très long ! Comme le rituel du roi de paille était babylonien, il fallait que je choisisse un moment de la civilisation mésopotamienne qui convienne, et j’étais assurée d’avoir l’Égypte en face. J’ai donc retenu le règne de Nabuchodonosor, car je voulais vraiment dessiner les jardins suspendus, la tour de Babel, et la porte d’Isthar… Après, il y a ce moment magique où, ayant choisi une époque pour une raison particulière (ici, architecturale) les éléments politiques correspondent aussi et les blancs de l’Histoire vous permettent d’insérer votre intrigue en douceur : le bonheur !
Neith, votre héroïne, prend son destin en main pour échapper à la convoitise de son père. Est-ce aussi un livre sur l’émancipation des femmes ?
I.D. Effectivement, « Le roi de paille » est aussi une histoire d’émancipation féminine. On peut y voir un écho des questionnements actuels sur la place et la parole des femmes, mais je porte un intérêt à ces thèmes depuis toujours : toutes mes héroïnes interrogent sur la place qui leur a été accordée au long des siècles, et toutes finissent par décider de leur destin toutes seules, comme des grandes. Sans occulter celle des hommes, les femmes ont une place centrale dans mes albums.
Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)
« Le roi de paille, tome 1. La fille du pharaon » par Isabelle Dethan. Dargaud. 14,50 euros.