Denis Robert: « La victoire des livres »
Après dix années de conflit avec Clearstream, le journaliste Denis Robert a enfin remporté son combat. Une décision de la Cour de cassation lui a donné raison. C’est ce qu’il explique dans « L’affaire des affaires », un thriller documentaire à la fois passionnant et pédagogique.
Après avoir écrit des livres sur Clearstream, pourquoi avoir choisi de revenir encore une fois sur cette affaire ? Qu’est-ce que vous vouliez dire de plus ?
Denis Robert. Personne ou très peu de gens en définitive connaissent ces histoires. Leur complexité. Leur dimension planétaire. Leur exemplarité. Je parle de Clearstream 1 qui est une enquête journalistique et de Clearstream 2 qui est un complot orchestré au plus haut niveau de l’État. Mais la BD est d’abord un thriller vrai. C’est aussi un roman graphique qui réfléchit au fonctionnement du monde, de la démocratie, au journalisme. J’ai vécu tout cela de l’intérieur. C’est aussi très autobiographique. Ça me permet d’aller beaucoup plus loin dans la restitution de ce que j’ai vécu. C’est ce qui fait je crois l’originalité du projet.
Pourquoi sous forme de BD ?
D. R. Parce que j’étais mûr pour cette forme-là. Je n’aurais pas pu avoir ce recul au début. Il aura fallu huit ans de maturation pour pondre ce pavé. Je suis maintenant impatient de voir le tome 4. La BD demande beaucoup de travail, beaucoup plus que ce que j’avais imaginé au départ. C’est très particulier comme job scénariste de bd. Surtout quand il s’agit de votre propre vie.
Est-ce plus facile d’expliquer les choses (comme les chambres de compensation) grâce au support image qu’offre la BD ? Avez-vous cherché à être plus pédagogue que dans vos livres ?
D. R. La promo me fait croiser des leaders politiques dans les couloirs des radios ou des télés. J’ai remarqué qu’ils me disent tous à peu près la même chose. En gros, ils me félicitent et dans la foulée, comme pour s’excuser, ils ajoutent qu’ils ne comprennent pas grand-chose à la finance et que ces affaires leur font peur. Je leur file notre BD et tout de suite ça va mieux. C’est plus ludique qu’un gros pavé et ils en ressortent avec le sentiment d’avoir appris beaucoup de choses. C’est la marque de fabrique de l’affaire des affaires.
Ce n’est pas pour autant une BD grand public et facile d’accès. Cela n’a pas été trop difficile à « vendre » à un éditeur ? L’idée principale est de faire connaître cette affaire aux lecteurs de BD ou d’amener un autre public à lire de la BD ?
D. R. De mon point de vue, c’est la seconde proposition. M’ouvrir à un public plus large. Je n’ai eu aucun problème à convaincre Philippe Ostermann. Au contraire, son enthousiasme a été déterminant. Nous avions une offre équivalente chez Casterman. On est dans le cadre d’un long seller. Une BD qui va s’installer petit à petit et qui fonctionne sur le bouche à oreille. Ceux qui lisent le 3 ont envie d’acheter le 2 et le 1. Elles fonctionnent aussi sur le travail des libraires. Au final, on aura le Pulitzer, vous verrez… Ce qui est intéressant c’est de voir que les Espagnols l’ont acheté et que ça marche là bas aussi. Enfin je dis marche, on est à dix ou douze milles exemplaires par tome pour l’instant. Mais ça monte. Je pense qu’on fera très bientôt une traduction anglaise. J’ai mis dix ans à battre Clearstream dans un combat singulier. On va encore mettre deux ou trois ans pour s’installer, mais on finira par gagner là aussi.
Dans le tome 1, un homme vient faire dédicacer un livre pour sa femme et vous explique qu’elle aime la politique, mais que lui préfère la BD. Or, depuis quelques années, la BD peut aussi être politique. Est-ce plus difficile d’être pris au sérieux quand on déclare travailler sur une BD ?
D. R. Oui. La semaine dernière, j’ai voulu donner le tome 3 à la Présidente du tribunal de Paris qui a à juger en appel Clearstream 2. Elle n’a pas voulu. On a frôlé l’incident d’audience. Pourtant, si on lit bien, il y a cinq ou six révélations dans l’album. Les avocats et les journalistes se la refilaient pendant les audiences. Cinq ans plus tôt, les magistrats n’ont eu aucun problème pour intégrer mon livre « Clearstream l’enquête » à leur procédure. C’est même ce livre qui va débloquer leur instruction. Le tome 3 dit beaucoup de choses sur les relations entre Lahoud et Gergorin. Mais les juges ont dû se dire que ça n’était pas suffisamment sérieux. Tant pis pour eux. On peut faire du très bon journalisme avec de la BD.
L’un de vos personnages déclare que le meilleur moyen de parler des affaires est d’avoir recours à la fiction. Mais, est-ce que cela a le même impact ?
D. R. C’est une question compliquée. Je crois que oui. J’ai toujours beaucoup plus appris en lisant Brautigan ou Tom Wolfe, Zola ou Céline qu’en lisant des ouvrages de journalistes, même très bons.
En vous mettant en scène, vous pratiquez le « gonzo journalisme » popularisé par Hunter S. Thompson et parfois utilisé dans les blogs de journalistes. Est-ce une solution pour faire passer l’information à un plus grand nombre ?
D. R. Oui, évidemment. Je n’ai pas toujours écrit comme ça, mais souvent. Regardez mes papiers pour Rolling Stones dans les années 90. Surtout quand les sujets sont très complexes. C’est un « je » de passage. Il n’y a que les aigris ou les étroits d’esprits qui ne le comprennent pas. Hunter Thomson et Tom Wolfe sont d’incroyables témoins de la société américaine. Ils la dénoncent, la transpercent. Ils font œuvre de journalisme. Un journalisme littéraire.
Ce qui vous plait dans les livres, c’est leur capacité à faire bouger les choses. C’est aussi le but de chacun de vos livres ? Est-ce que ceux écrits sur cette affaire Clearstream vont faire bouger les choses au niveau de cette chambre de compensation ?
D. R. Objectivement oui. Puisqu’à force d’écrire sur eux, j’ai fini par gagner. Face à leurs plaintes à répétition, je n’avais que des livres à opposer. Face à leur fric, des mots. Face à leurs avocats et leurs communicants, des idées. C’était un combat inégal. Mais après dix ans de guerre, la Cour de cassation a fini par me donner raison. Par donner raison aux livres. C’est une bonne nouvelle dans ce monde de bruts, de défaitistes et de libéraux.
Trois tomes étaient initialement prévus. Pourquoi un quatrième tome ?
D. R. On avait trop de choses à dire. Au final, ça fera 800 planches. Je suis impatient de les voir dans la longueur. C’est une œuvre originale. Une BD unique dans le paysage. On est en train d’inventer, Laurent, Philippe et moi, le long long seller journalistico-graphique…
Propos recueillis par Emmanuel LAFROGNE
« L’affaire des affaires » par Denis Robert et Laurent Astier. Trois tomes. Dargaud.