Caroline Delabie: «La couleur joue un rôle crucial»

On ne parle pas assez souvent du travail des coloristes. Le septième tome d’«Undertaker» nous offre l’occasion de mettre en avant le magnifique travail de Caroline Delabie et d’encenser à nouveau l’un des plus grands westerns du 9e art.

Contrairement au dessinateur et au scénariste, le coloriste reste souvent dans l’ombre. Comment vivez-vous ce statut et ce manque de reconnaissance?
Caroline Delabie. J’apprécie la discrétion qui découle de mon travail de coloriste, mais le manque de reconnaissance peut parfois être frustrant, c’est vrai. Notamment parce qu’au niveau des médias, spécialisés ou non, nous sommes presque systématiquement invisibilisés et cela même quand notre nom figure sur la couverture. Mon choix de rester discrète n’est pas tant une volonté de rester dans l’ombre, mais plutôt une préférence pour laisser l’œuvre parler d’elle-même. Je préfère que les lecteurs se plongent dans l’histoire sans être distraits par ma présence.Notre rôle dans la création d’une bande dessinée est souvent sous-estimé par rapport à celui du dessinateur et du scénariste alors qu’il est essentiel pour donner vie aux personnages et à l’histoire : la couleur joue un rôle crucial dans la narration visuelle, elle évoque des émotions, crée une ambiance, et renforce la compréhension du récit. Nous travaillons dans ce sens pour créer les palettes et l’ambiance d’un album. Pour résumer ma pensée, je dirais qu’étant donné qu’une bande dessinée est souvent une œuvre collective, chaque personne qui y contribue mérite sa part de reconnaissance.

Sur cette série «Undertaker», on a vraiment l’impression d’une équipe à trois avec Xavier Dorison et Ralph Meyer. Vous êtes davantage intégré à la création que sur d’autres séries?
C.D. Si vous avez cette impression, c’est que nous avons bien fait le job. Chacun d’entre nous est libre d’intervenir dans la partie des autres et nous le faisons car nous partons du principe qu’il y a plus dans trois têtes que dans une. Concrètement, chacun balance les idées de thématiques qu’il aimerait voir abordées dans les albums. Ensuite, nous discutons et l’idée qui nous semble la plus pertinente se dégage. A partir de là, Xavier écrit un synopsis que nous relisons ensemble et que nous enrichissons de nos idées respectives. Ensuite, Xavier écrit le scénario que nous relisons à nouveau ensemble. Enfin, en réalité, Xavier nous fait la lecture un peu comme cela se fait au cinéma. C’est souvent à ce moment que les dialogues sont peaufinés même si Xavier les retouche parfois encore au tout dernier moment en fonction du travail de narration de Ralph, par exemple. Ce travail de relecture collectif est très créatif en plus d’être très agréable car c’est un moment de partage et de retrouvailles que nous apprécions beaucoup.
Une fois le scénario prêt, Ralph se lance dans le découpage et la mise en scène dans un carnet qui est une version synthétique du futur album. Xavier est libre d’intervenir à ce moment également. Personnellement, je ne le fais pas. Non parce que je ne peux pas mais parce que Ralph est un narrateur hors pair et que le scénario est tellement bien ficelé que je ne trouve rien à redire. Puis, Ralph commence la page proprement dite. Lorsque la page est terminée, elle est scannée par Dargaud et je peux commencer le travail de mise en couleurs. La tonalité générale de l’album, nous la déterminons tous les trois dès le départ, lorsque nous décidons de la thématique du diptyque. Ensuite, chacun se fait une idée de ce que cela donnera visuellement et nous mettons la plus grande partie de la documentation en commun. Je mets les palettes en place suite à tout cela et démarre la mise en couleur. Ralph intervient ensuite pour modifier ce qui ne lui convient pas et poser les lumières.

Ce nouveau tome se déroule durant l’automne au Texas. Vous souhaitiez travailler sur cette gamme de couleurs?
C.D. Oui, c’était assez excitant car l’automne est une saison que nous n’avions pas encore traitée. C’est un moment où la nature ralentit. Apaisée, elle se prépare à rentrer dans l’hiver, tout en douceur. Les palettes de couleurs sont chaudes. Je leurs trouve un côté apaisant et réconfortant qui est renforcé par des lumières plus douces et moins crues que celles des autres saisons. Vu la thématique dure et violente de ce diptyque, cela crée un contraste fort et intéressant qui appuie notre propos.
Comment s’élabore la palette de couleurs d’un album?
C.D. A ce sujet, je ne peux que parler de ma propre expérience et chaque coloriste à la sienne. Pour ma part, je démarre de la documentation que je trouve et de celle fournie par Xavier et Ralph et de nos échanges. Ensuite, cela se met en place de façon naturelle parce qu’il faut suivre la narration et faire en fonction des contraintes qu’elle impose. Par exemple, il faut tenir compte des moments et des ambiances (jour, nuit, intérieur, extérieur, temps couvert, dégagé…), de la profondeur des plans des cases mais aussi de la lisibilité de la page et des cases et se poser la question d’où l’œil doit se poser en premier puis son cheminement tout au long de la page.
Le scénariste et le dessinateur s’inspirent parfois d’autres œuvres. C’est aussi le cas du coloriste?
C.D. Tout artiste a besoin de nourrir sa vision d’un projet et cela passe, entre autre, par le fait de regarder au travers du prisme d’autres artistes. En ce qui me concerne, je regarde le travail d’autres coloristes mais aussi de peintres, de cinéastes, de photographes…

Ralph Meyer réalise toujours un travail magnifique sur les ombres. Est-ce particulier de coloriser ses planches?
C.D. Coloriser les pages de Ralph est très confortable parce que son dessin est juste. Quand on met en couleur un dessin dans lequel il y a des erreurs, cela a tendance à les mettre en évidence et il faut bidouiller pour minimiser la casse. Je me rappelle par exemple d’un essai que j’avais fait pour un album que j’ai finalement refusé dans lequel il y a avait cette grande et longue façade dont la perspective n’était pas correcte. Cela ne sautait pas aux yeux sur le noir et blanc mais une fois mis en couleur, on aurait dit que la façade penchait de plus en plus vers l’avant.
Beaucoup de scènes se déroulent de nuit ou dans des pièces obscures. Cela vous a demandé un travail particulier sur la lumière?
C.D. Non, pas vraiment. Cela demande plus un travail sur la palette même s’il faut veiller à ne pas choisir des couleurs trop sombres, ce que je peux avoir tendance à faire.

Ce nouveau diptyque parle de fanatisme religieux et notamment de droit à l’avortement. Des thèmes toujours terriblement actuels. D’ailleurs, on oublie presque qu’on est dans un western. Cette résonance avec l’actualité est importante pour vous?
C.D. Elle est fondamentale. Dans chaque diptyque, les thématiques abordées sont actuelles. Le fait de les traiter via le prisme du western nous permet d’en parler de façon différente et d’apporter un éclairage distinct. Je pense que le fait de sortir des thématiques actuelles du contexte dans lequel on a l’habitude de les voir évoluer permet d’en faire ressortir les absurdités. Cette fois, nous traitons du fanatisme religieux, de la liberté des gens à disposer de leur corps et donc aussi de l’avortement, en effet, mais je ne pense pas qu’on oublie qu’on est dans un western car tous les codes du genre sont bel et bien présents. Et puis historiquement, c’est à cette époque que la croisade des puritains, sous l’égide de Anthony Comstock, a commencé et finalement abouti au Comstock Act et donc à l’interdiction de l’avortement et des méthodes de contraceptions.
Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)
« Undertaker, tome 7 » par Xavier Dorison, Ralph Meyer et Caroline Delabie. Dargaud. 16,95 euros.