ZOOM SUR LA BD COREENNE
Méconnue chez nous, la bande dessinée coréenne est depuis longtemps chez elle un important moyen de communication, de divertissement, voire de militantisme, qui va des supports papier jusqu’aux médias électroniques.
Grosse surprise en janvier 2003 lorsque le 30e Festival international de la bande dessinée d’Angoulême choisit la Corée du Sud comme pays invité d’honneur. Au contraire de son voisin japonais, la bande dessinée coréenne était en effet encore inconnue du public occidental: les premiers titres de BD coréenne parus en France datent seulement du début des années 90, comme « Angel Dick » (l’histoire d’une femme inspecteur de police aux méthodes plus que contestables) et « Une redoutable équipe de baseball » de Lee Hyeon-se publiés chez Kana, et n’ont pas enregistré de véritable succès.
Depuis le Festival d’Angoulême, la popularité de la bande dessinée coréenne reste bien sûr loin derrière la japonaise mais a engendré un intérêt certain. Ainsi, Tokebi, le premier magazine de prépublications de BD coréennes a été lancé en juin 2003 par l’éditeur du même nom. Le groupe a ensuite étoffé son offre en lançant Saphira, un label plus spécifiquement tourné vers le lectorat féminin.
Le manhwa en Corée : une offre abondante et diversifiée
Encore trop méconnue en Occident, la BD coréenne présente pourtant une offre abondante et diversifiée: plus de 9.000 titres sont publiés chaque année (2.000 en France), soit 42 millions d’exemplaires vendus pour une population de… 47 millions d’habitants!
Pour désigner la bande dessinée coréenne, on parle de « manhwa », un terme utilisé dès les années 1920 à partir des mots désignant « BD » au Japon (« manga ») et en Chine (« lianhuanhua »). Le manhwa est un album en format poche ou semi-poche de 100 à 200 pages, se lisant de gauche à droite comme en France. Un gros lecteur lit jusqu’à 1.400 manhwas par an.
Largement influencée par la peinture traditionnelle d’Extrême-Orient, notamment chinoise, la BD coréenne présente généralement des traits épurés et légers. En outre, par rapport au manga, le manhwa aborde des thèmes plus proches de son histoire politique, économique, sociale et culturelle en décrivant par exemple la vie du petit peuple, la pauvreté des paysans contraints à l’exode (Lee Du-ho dans le milieu des années 80).
1909, le premier caricaturiste coréen
Ce sont ces réalités politiques et sociales qui ont d’ailleurs inspiré dès le début la BD coréenne. Même si le premier exemple de dessin séquentiel date du Xe siècle (« Bomyeongshiudo » mettant en scène une vache et réunissant images et textes), on considère généralement que la bande dessinée, imprimée, est réellement apparue à la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire sensiblement à la même époque qu’en France. Les journaux insèrent à cette époque dans leurs pages de nombreuses illustrations didactiques ou satiriques. Si elles utilisent déjà les techniques de la BD, les premières bulles n’apparaîtront toutefois que dans les années 20.
Le premier caricaturiste coréen Lee Do-yeong fait figure de pionnier en commençant à publier ses dessins (sous le titre « Saphwa ») le 2 juin 1909 dans le journal Daehanminbo.
Malheureusement suite à l’annexion du pays par le Japon, le gouvernement colonial japonais fait interdire la publication dès l’année suivante. Donnant du même coup un coup de frein pour de nombreuses années aux débuts prometteurs de la BD coréenne.
Le dessin et la caricature de presse ne disparaîtront pas pour autant et de grands noms de la caricature apparaîtront ensuite comme Park Jae-dong et surtout Kim Seong-Hwan qui a commencé sa carrière en 1949 et n’a pris sa retraite qu’à l’âge de 71 ans en août 2004. Arrêté par la police, harcelé par la censure et vilipendé par les hommes politiques, il ciblera les flatteurs qui font des courbettes devant les dirigeants et l’ordre établi et parodiera notamment dans plus de 13.500 planches, l’autocratie du premier président sud-coréen Syngman Rhee, ainsi que Park Chung-Hee, parvenu au pouvoir après un coup d’Etat en mai 1961. Kim Seong-Hwan est aussi le créateur d’une des séries à la longévité la plus grande (elle a duré plus de 50 ans!): « Kobau » (« M.Ko le robuste ») publiée dans Chosun Ilbo, Dong-a Ilbo et Munhwa Ilbo qui racontera dans les années 50 les péripéties d’un citoyen ordinaire, lunettes sur le nez et un seul cheveu sur le crâne, qui se débat dans les problèmes qui le dépassent.
Censure japonaise et propagande pendant la guerre de Corée
Mais pour l’heure, la Corée annexée en 1910 par le Japon, traverse les années 20 et 30 sous l’oppression nippone et la censure. Les Coréens voient débarquer en masse les BD japonaises d’avant-guerre et la bande dessinée de propagande voit le jour, visant par exemple à encourager la production de riz destiné à être cédé comme tribut au Japon. En outre, profitant de petites périodes de relâchement, la production coréenne continue. De cette époque date « Les vains efforts d’un idiot » de No Su-hyeon (« Meongteonguri heotmulkyeogi ») dans le Chosun Ilbo qui est le premier manhwa à utiliser les phylactères. Notons d’ailleurs à ce propos que l’alphabet coréen est beaucoup plus souple que le latin puisque les syllabes peuvent librement être séparées ou réunies. En 1928, toujours dans le Chosun Ilbo, Ahn Seok-ju commence à publier des BD en une seule case (« Manmun Manhwa ») sur la vie quotidienne dans le Séoul occupé.
Véritable victime de la guerre froide entre Américains et soviétiques, le pays est scindé en deux en 1948. Tout en poursuivant la politique d’occupation des Japonais, les Américains permettent la création de nouvelles revues pour adultes comme Mahnwa Haengjin créée par Kim Yong-hwan et entièrement dévolue aux bandes dessinées. Le dessinateur est également le père du premier personnage populaire de la BD coréenne: « Kojubu Samgukji ». C’est lui encore qui créé « Le soldat Totori » exaltant le courage des soldats du Sud en pleine Guerre de Corée.
Durant le conflit (1950-1953), chaque camp se sert en effet allègrement du médium comme moyen de propagande sur des tracts et des affiches.
Le manhwa source d’évasion sous un climat de terreur
Juste après le conflit, apparaissent une série de publications, les « takji manhwa » destinées notamment à consoler les enfants traumatisés par la guerre. Ces sortes de fanzines d’une vingtaine de pages, pauvres graphiquement, sont surtout des BD d’aventure qui se passent en Occident. De la même façon, dans les années 60, apparaissent de nouvelles séries comiques comme les BD de Im Chang qui s’adressent en priorité aux enfants (« Taengi ») et de Kim Won-bin dont le héros « Jumeok Daejang » est doté d’un poing disproportionné. Park Ki-dang, lui, oeuvre notamment dans la science-fiction (« Yuseongin Gaus »).
Cependant, le coup d’Etat de mai 1961, la proclamation de la loi martiale en 1972, puis un nouveau coup d’Etat en 1979 ont freiné de nouveau considérablement la créativité des auteurs coréens. Muselé jusqu’à la fin des années 80, le manhwa se cantonne donc surtout aux séries d’aventures comiques pour enfants et aux drames historiques pour adultes qui apportent un peu de rêve et de joie pendant cette période sombre. Les adaptations de classiques chinois et coréens de Go U-yeong (les caricatures humoristiques « Samguk-ji ») et les sagas de Bang Hak-ki remportent un grand succès tandis que Lee Du-Ho dans « Eopungdae » reste plus fidèle à la réalité historique. Au début des années 70, Park Soo-Dong publie « Dolmen » dans le quotidien Sunday Seoul, une série humoristique extrêmement populaire mettant en scène des hommes au temps de la Préhistoire et qui s’amuse à dévoiler l’inconscient des Coréens.
En outre, le long récit narratif se développe avec parmi les plus grands succès « L’araignée chamane » de Heo Yeong-Man qui raconte l’histoire d’un boxeur qui passe de la catégorie poids lourds à poids mouches après le décès de son père ou « Une redoutable équipe de baseball » de Lee Hyeon-se suivant le parcours de sportifs qui finissent par gagner à force de volonté et d’entraînement.
Le renaissance à la fin des années 80
En juin 1987, une manifestation populaire conduit le pouvoir à relâcher un peu la pression. La bande dessinée réaliste fait son apparition et traite en particulier des problèmes de la campagne et de la pauvreté urbaine (Lee Doo-ho, Oh Sae-young, Cho Yang-ho, Shin Young-sik, Lee Hee-jae). Dans un registre différent, Kim Su-jeong invente « Dooly le petit dinosaure » qui évoquent par certains côtés « Snoopy ». Le personnage connaît un tel succès que le personnage sera décliné en dessins animés, une foule de produits dérivés et même une comédie musicale !
Face à la production japonaise – « Dragon Ball » et « Slam Dunk » en tête -, la nouvelle génération d’auteurs coréens se tourne dans les années 90 vers des sujets davantage centrés sur le quotidien. C’est le cas notamment de la bande dessinée destinée aux filles (« sunjeong manhwa »). Disparue dans les années 70, celle-ci revient donc sur le devant de la scène. Les auteurs sont souvent des femmes elles-mêmes. Outre Shin Il-suk, Kang Gyeong-ok, on peut citer Kim Hye-rin, Lee Kang-joo (« Kaenggeoruleul uihayeo » qui met en scène un kangourou habillé en humain) ou Hwang Mi-na. Cette dernière qui a commencé sa carrière avec « L’étoile bleue d’Ionie » a créé en 1985 le magazine de BD Nine. Contrairement aux autres dessinatrices, Hwang Mi-na a utilisé la Corée comme cadre de ses histoires. Aujourd’hui encore, la moitié des auteurs de manhwas sont des femmes.
Des auteurs masculins abordent également le quotidien en s’appuyant souvent sur leurs expériences: Choi Ho-cheol décrit avec moult détails la vie quotidienne des citadins (« Euljirosunhwanseon ») et parle de la difficulté de s’occuper d’un bébé (« Chez Hee-ram »); Hong Seung-woo s’appuie sur son expérience de père dans « Bibimtoon » qui narre la vie d’un jeune couple et de son enfant; Yoon Tae-ho évoque avec humour l’amour entre des personnes âgées (« Romance »); quant à Lee Yoo-jeong, il développe le fétichisme des petites culottes blanches des lycéennes en uniforme.
A la recherche de nouveaux styles
Depuis la fin des années 90, de jeunes auteurs « underground » multiplient les recherches graphiques ou scénaristiques en s’éloignant des codes classiques. S’ils ont souvent comme point commun la revendication du droit à l’individualisme.
« Snowcat » de Kwoon Yoon-Joo est révélateur de cette nouvelle vague « underground ». Petit chat aux grands yeux ronds, Snowcat (la dessinatrice elle-même) s’oppose à la culture collective de la Corée et revendique le droit d’être seul, de s’adonner à ses hobbies, de ne pas travailler dans une entreprise de téléphones portables ou de ne plus se laisser réveiller aux aurores par sa mère. Le site personnel de l’auteur met en scène le petit chat dans une BD en forme de journal intime, presque quotidiennement actualisée.
De son côté, Lee hyang-woo compose des bandes dessinées sur du tissu, fabrique des poupées en coton qui deviennent les personnages de ses BD ou donne à ses planches l’allure de bac à glaçons; Iwan se départit au contraire de la structure figée des cases dans des planches très picturales; Kim Jae-In met en scène « Mashimaro », un lapin blanc dont les aventures sont également visibles en animation flash sur le web.
Des manhwabang à la BD sur téléphone mobile
On le voit ces nouveaux auteurs n’hésitent pas à se servir d’internet pour s’exprimer. Le média est d’ailleurs l’un des quatre moyens de diffusion et de commercialisation des BD actuellement: outre les ventes directes en librairie, il y a donc les manhwabang, internet ainsi que le téléphone portable. Résultat, aujourd’hui la bande dessinée coréenne est un marché très rentable: avec 500 millions d’euros environ de chiffre d’affaires par an, le marché coréen représente plus du double du marché français, les BD coréennes étant pourtant meilleures marché.
Les Manhwabang sont des réseaux de bibliothèques privées dans lesquels le lecteur s’installe et paye à l’heure son temps de lecture. Apparues en 1959, ces salles sont ouvertes 24h/24 et proposent boissons et grignotages divers. 3.000 Manhwabang environ ont été recensés à ce jour. « L’araignée chamane » (« Mudang Geomi ») de Heo Yeong-Man fut l’une des premières BD proposées dans ces bibliothèques. Aujourd’hui, trois-quarts de leurs ouvrages sont le fait de petits éditeurs indépendants qui produisent plus ou moins régulièrement des BD de moins de 100 pages imprimées sur du papier ordinaire. Les Manhwabang jouent de ce point de vue un rôle considérable dans la diversité culturelle du pays puisque seulement trois grandes majors se partagent le gros de la production et les séries à succès (Daïwon CI, la Séoul Cultural Agency et Haksan Publishing).
La Corée enregistre l’un des plus forts taux de pénétration d’Internet au monde avec 10 millions d’internautes connectés en haut débit et ces derniers lisent volontiers des BD sur les écrans de leurs ordinateurs. Pour cela, il leur suffit de télécharger des planches qu’ils paient en monnaie électronique.
Enfin, des dizaines de studios fabriquent des BD inédites pour les téléphones mobiles. Chaque téléchargement coûte de 1 à 6 euros suivant le nombre de cases, la qualité des dessins, les couleurs et les sons. Ainsi le service Moonk Mobile Cartoon, proposé par la société E3Net, propose depuis 2003 un service de BD (humour, action, drame et récits pour adultes) lisible sur le portable par abonnement mensuel.
Il existe actuellement trois festivals de bande dessinée incontournables en Corée: le Séoul International Comics, le Dong-a/LG International festival of comics and animation et le Bucheon International Comicbook Fair.