LES MAINS INVISIBLES

Rachid quitte le Maroc pour une Europe fantasmée où il pourra offrir une vie meilleure à sa famille. Un migrant comme tant d’autres… Un album ultra-réaliste fait de désillusions et de mensonges qui ne peut laisser indifférent.

Rachid n’a pas envie de quitter le Maroc, sa femme et sa petite fille. Même s’il gagne très peu à fabriquer des djellabas, même s’il vit dans une cabane en tôle au dessus de chez ses parents. Mais quand il est viré par son patron, il estime ne plus avoir le choix. Encouragé par ses parents, il paye un passeur qui l’emmène avec ses copains au large de l’Espagne…

Il ne se passe pas un mois sans que le triste sort des clandestins de Lampedusa à Sangatte en passant par les ouvriers des exploitations agricoles d’Andalousie, ne resurgisse dans l’actualité avec un naufrage ou des heurts entre migrants. Aurel avait lui aussi longuement évoqué les « harragas » (ces candidats à la dangereuse traversée en barque) qui partaient d’Algérie et leur vie dans les exploitations espagnoles dans le très intéressant « Clandestino ».

Avec « Les mains invisibles », c’est un dessinateur finlandais, Ville Tietäväinen, qui est allé se documenter à la source pour écrire cet album auréolé du Prix Finlandia 2012 (le plus grand prix décerné par la fondation finlandaise pour la culture) et nominé pour le Prix Max und Moritz 2014 en Allemagne. Après une enquête de plus d’un an, plusieurs mois passés en Espagne et au Maroc et des dizaines de rencontres à son actif, le Finlandais signe un album puissant et dérangeant. Car l’album de 224 pages a beau être une fiction, l’histoire de Rachid et de ses copains est bien celle de milliers de migrants. Tout est minutieusement expliqué, montré: les rêves avant le départ, les avertissements des vieux qui ont travaillé en Europe, la misère qui oblige à quitter pays et famille, les trafics liés au voyage, les profiteurs de tous poils, les conditions de transport, les salaires de misère, les conditions d’hygiène déplorables, la violence, le racisme… Forcément, cela donne un album très dense, plutôt bavard, mais animé par un dessin remarquable précis et expressif qui n’hésite pas parfois à se faire caricatural pour mieux donner corps aux cauchemars, à la souffrance et à la folie. La colorisation bicolore dans les tons ocres et bleus – identiques des deux côtés de la Méditerranée – et l’encrage marqué viennent de leur côté encore assombrir un peu plus le récit, s’il en était besoin.

Si « Clandestino » d’Aurel nous avait déjà ouvert les yeux sur ceux qui ne sont pas nés du bon côté, « Les mains invisibles » doit nous empêcher de les refermer…

Casterman

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