Jérôme Denis: « Ma vision de la franc-maçonnerie »

« Grand Orient » est une surprenante et captivante immersion dans le milieu des loges maçonniques. Lui-même franc-maçon, Jérôme Denis décrit une organisation souvent très éloignée des habituels fantasmes liés au pouvoir et à la politique.

Quelle est la part de fiction dans « Grand Orient »?
Jérôme Denis.
Tout ce qui est décrit dans « Grand Orient », je l’ai vécu ou on me l’a raconté. Après, il faut faire la part à l’imagination de l’auteur et à la dramatisation nécessaire à l’histoire. Mais les petites rivalités, les petits bonheurs d’une loge maçonnique… les questions pratiques ou philosophiques, la dichotomie entre les dilemmes moraux inhérents à une recherche spirituelle et le souci prégnant du manque de cornichons pour les rillettes, tout ça, oui, c’est du vécu.

L’album débute par votre convocation à votre cérémonie d’initiation. Mais que s’est-il passé avant ? Pourquoi vouliez-vous rejoindre la franc-maçonnerie ?
J.D. Comment ou pourquoi rejoindre la franc-maçonnerie ? Il y a deux cas différents. Mon cas à moi, Jérôme Denis (c’est un pseudo), et le cas de mon personnage principal imaginaire Philippe.
Moi, je ne vais pas tout vous révéler – disons que les conversations liées à mon métier commençaient à m’ennuyer. Dans tout univers professionnel, on rencontre les mêmes gens, on tourne autour des mêmes sujets. Je suis allé voir un ami que je savais être franc-maçon et je lui ai demandé de me parrainer, en espérant trouver un milieu plus ouvert.
Pour Philippe, mon personnage, qui est prof, disons qu’un de ses amis prof également lui a avoué son appartenance à la franc-maçonnerie et que Philippe, fasciné et curieux, a demandé à être introduit. Chez Philippe, la motivation vient aussi d’éléments personnels qu’on découvrira au fil de l’histoire – Philippe n’est pas heureux dans son mariage ; il a envie de respirer un autre air.

Il faut donc être parrainé pour devenir franc-maçon ?
J.D. Non, vous pouvez écrire une lettre de candidature spontanée à une Obédience – le Grand Orient, le Droit Humain, La Grande Loge Féminine de France, la Grande Loge Mixte de France… Le Conseil de l’Ordre vous répondra et vous fera entamer le processus. Après… Je n’en dirais pas trop, car comme le déclare un des protagonistes de ce livre, l’initiation est un mystère et on ne le dévoile pas. Disons que vous aurez à passer un certain nombre d’entretiens truffés de questions philosophiques et existentielles avant d’être accepté.

Pourquoi ne l’avez-vous pas raconté dans cet album ?
J.D. L’arrivée en franc-maçonnerie ? Ce n’est pas le plus intéressant, comme le prouve la description ci-dessus. Et le sujet de Grand Orient, c’est le décalage entre les fantasmes et la réalité, l’idée qu’on se fait de la franc-maçonnerie et le quotidien que l’on y vit. Ce décalage commence quand Philippe entre en loge, un bandeau sur les yeux, pour son initiation. Le reste est bêtement profane.

Votre livre est peu flatteur. Est-ce que cette expérience a été une vraie désillusion pour vous ?
J.D. Amusant ! C’est l’opinion des critiques… et ce n’est pas mon avis. Ce livre, je le trouve très flatteur, au contraire. Je décris des gens « bien » dans une démarche sincère qui tentent de se dépêtrer, comme nous tous, de leurs préjugés et de leurs doutes. 
Au contraire, mon livre est par trop idéaliste. Parce que des imbéciles et des cyniques il en existe beaucoup, en franc-maçonnerie comme ailleurs, et ce n’est pas sur eux que je m’attarde.
Mais je montre les locaux miteux, le manque d’argent des petites Obédiences et la normalité, la banalité, l’humanité des maçons en général. Je me moque aussi des fantasmes paranormaux ou politiques qui tournent autour de la franc-maçonnerie. Et c’est là – curieusement – qu’on pense que je suis critique, alors que je ne suis qu’un réaliste tendance optimiste. 
Quant à la désillusion, un des thèmes principaux du livre, je n’ai pas été déçu, mais j’avais été prévenu. Mon parrain en maçonnerie m’avait brossé un tableau assez proche de celui que je montre dans la BD. Je savais à quoi m’attendre. Ni luxe, ni politique, ni sacrifices humains ! Des discussions parfois captivantes… et parfois moins. Et aussi, pour citer ce parrain, « un nombre élevé de gens curieux au mètre carré ».
Le parcours de Philippe dans Grand Orient résume assez bien ma vision de la franc-maçonnerie. Philippe s’intéresse, il s’amuse, il s’implique, mais toujours avec un peu de distance.

L’organisation de votre initiation, avec ses nombreux problèmes matériels, est assez rocambolesque. Cela rappelle les organisations secrètes qu’inventent les enfants pour s’amuser…
J.D. C’est le cas de toutes les organisations humaines… des groupes « codés » que des enfants devenus grands inventent pour s’amuser. Les langages, les jargons professionnels, les codes socio-culturels, les clubs restreints d’une « élite » ne sont que des groupes fantasmés inventés par des adultes qui font semblant de ne plus être des enfants, et qui se trouvent très importants, là-haut dans leur cabane, où il faut dire un code pour entrer.
Franchement, la cour de Louis XIV, avec ses costumes et ses codes de langage, elle n’était pas d’un ridicule achevé ? Pareil pour les milieux business, politiques… ou journalistiques d’aujourd’hui. Pareil pour les profs, pour les auteurs. Et pareil pour les francs-maçons.

Ce qui frappe également, ce sont les discriminations envers les femmes, les personnes de couleur ou les travailleurs manuels. Est-ce que ce sont des cas isolés ou un vrai fléau dans la franc-maçonnerie ? 
J.D. La misogynie ou le racisme ne sont pas des phénomènes isolés en franc-maçonnerie, mais heureusement, ils sont en sacrée régression. Il faut dire aussi qu’il n’y a pas une franc-maçonnerie, mais plusieurs. Tout dépend de votre Obédience – il en existe des modernes ou des « vieux jeu ». A l’intérieur de l’Obédience, tout dépend de votre loge. La loge de Philippe, le Triangle Bleu, est très détendue. Et puis, les variations sont géographiques. Une loge maçonnique sera le reflet des préjugés et des modernités de la région française dans laquelle elle est installée. Quant au mépris pour les travailleurs manuels… c’est français, autant que maçonnique, non ?

On sent aussi du mépris entre les loges, qui n’hésitent pas à se « piquer » des membres. Vous l’avez vécu ?
J.D. Je l’ai vu. Il arrive aussi fréquemment qu’un franc-maçon soit membre de deux loges… ou plus. Mais plutôt que du mépris entre deux loges, je dirais que l’histoire montre plutôt le mépris d’une obédience, ici le Grand Orient, pour des organisations plus petites.

Comme le suggère l’un de vos personnages, vous pourriez ridiculiser la franc-maçonnerie pour en cacher ses secrets ?
J.D. Bien sûr. Ça marche ?

L’un de vos personnages dit aussi qu’être franc-maçon aujourd’hui, c’est la mort politique. C’est quelque chose de nouveau ?
J.D. Pas si nouveau. Depuis vingt ans au moins…

Vous êtes toujours maçon ? Avez-vous déjà eu quelques échos de francs-maçons sur votre livre ?  
J.D. Je suis toujours maçon. Et non, pas encore d’échos du côté maçonnique. On va voir !

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)

« Grand Orient » par Alexandre Franc et Jérôme Denis – Soleil. 17,95 euros.

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