Julie Birmant: « Les Demoiselles d’Avignon, c’est la clé de l’œuvre de Picasso »
Dans ce quatrième et dernier tome consacré aux années parisiennes de Picasso, Julie Birmant montre comment le peintre a basculé vers le cubisme. Une conclusion passionnante pour une série plusieurs fois récompensée.
Pourquoi Picasso et pourquoi cette période de 1900 à 1908 ?
Julie Birmant. Picasso arrive à Paris en 1900. Il est un jeune homme ambitieux qui peint des toiles sans intérêt majeur. Et quelques années plus tard, il a révolutionné l’histoire de l’art. C’est complètement fou, non ? Il a fallu quatre tomes et plus de 2.000 dessins pour essayer de comprendre comment il avait fait. Nous nous sommes arrêtés en 1908, après le banquet que Picasso donne en l’honneur du Douanier Rousseau, car cette fête sonne l’adieu de l’Espagnol au Bateau-lavoir et à Montmartre, creuset du cubisme, lieu de son premier grand amour pour la belle Fernande et où il ne reviendra plus jamais.
Raconter Picasso par le prisme du personnage Fernande, son premier grand amour, s’est imposé ?
J.B. Fernande est la seule des intimes de la jeunesse de Picasso à parler, à écrire avec une sincérité absolue, sans souci de se faire une place au soleil de l’histoire de l’Art. J’admire cette liberté d’esprit, cette grâce de l’âme où l’innocence et la cruauté ont partie liée. C’est donc à elle que j’avais envie de m’identifier, elle qui s’est imposée évidemment comme la narratrice de l’histoire.
Est-ce qu’il a été facile de raconter son histoire ou existe-t-il plusieurs versions de la vie de Picasso ?
J.B.
Facile, je ne sais pas, passionnant en tout cas. J’ai évidemment lu la plupart des biographies de Picasso. Celles qui m’ont plu n’étaient pas forcément les plus scientifiques, mais celles qui avaient un point de vue, impliquées dirait-on, comme celle de Norman Mailer par exemple, « Le Portrait de Picasso en jeune homme » où l’on sent (mégalomanie oblige) qu’il s’identifie au personnage.
Bien sûr, j’ai également tiré profit des travaux précis de Pierre Daix, de Richardson (que l’on cite seul, alors qu’il a fait mener l’enquête à une ribambelle de chercheurs passés à la trappe). Mais surtout les témoignages de ses contemporains m’ont servi à sentir l’atmosphère de l’époque : ceux de tous les protagonistes et aussi ceux de Françoise Gilot (« Vivre avec Picasso », « Matisse ») qui, bien qu’ayant connu Picasso après la Deuxième Guerre mondiale, sont pénétrants : incisifs, passionnés et intelligents.
La référence principale reste néanmoins les « Souvenirs intimes » de Fernande Olivier. Son livre inabouti, mais intrigant m’a immédiatement parlé avec un accent sauvage et cultivé à la fois, rocailleux, percutant, et… brouillon. En un mot, je suis tombée sous le charme de Fernande. Et en avançant dans mes recherches, j’ai saisi qu’elle avait joué un des premiers rôles dans la maturation du cubisme. Sans elle, il n’y aurait pas eu les « Demoiselles d’Avignon », tableau achevé à l’été 1907, et pourtant personne ne connaissait cette femme. Écrire l’histoire de Fernande revenait donc à se faire justicier, d’autant que ses mémoires ont été longtemps interdites de publication.
Quand vous avez commencé à écrire le premier tome, comment imaginiez-vous le dessin ?
J.B. J’ai écrit cette histoire avec emportement, en rêvant de trouver un (excellent) dessinateur pour en faire une bande dessinée, car j’avais fait une première incursion dans ce domaine – avec Catherine Meurisse, ce qui a donné « Drôles de Femmes » chez Dargaud – et l’exercice m’avait infiniment plu. Je n’avais pas d’idée préconçue sur le dessin. J’espérais trouver d’abord et surtout un dessinateur que le sujet et la période passionnent. Or il se trouve que j’admirais le travail de Clément Oubrerie sans le connaître. Ses livres (« Aya de Yopougon », « Zazie dans le Métro », « Jeangot Renard »…) sont vivants et, chose essentielle, pleins d’élan. Il y a un rythme, une musique propre à sa façon de raconter en dessin qui emporte. Car un bon dessinateur de BD ne sait pas seulement dessiner, il a aussi et surtout le sens du cadrage, du rythme, du souffle et une vision.
Dans ce dernier tome, vous montrez le basculement de Picasso vers le cubisme avec le tableau « Les demoiselles d’Avignon ». Est-ce que cela représentait une étape importante dans votre travail ?
J.B. Toute la série « Pablo » a été construite pour aboutir aux « Demoiselles d’Avignon ». C’est la clé. Ce tableau est ultra célèbre, mais rares sont ceux qui savent de quoi il parle. La BD montre comment Picasso en a l’idée : il voulait faire un immense tableau, aussi grand que le « Bonheur de vivre » de Matisse, et y peindre le strict opposé ! Matisse montre un jardin d’Eden, des corps heureux, une ronde de danseuses, des joueurs de flûte. Picasso a décidé, lors d’un dîner chez les Stein avec Matisse, de peindre un bordel ! – oui ce lieu où se retrouvent « pures et clients » – qui est la scène de l’essentiel selon Picasso : une danse érotique entre le désir et la mort. C’était ensuite un défi de réussir à raconter une rivalité entre deux peintres, entre deux tableaux, pas comme dans un manuel d’histoire de l’art, mais comme on montre la rivalité entre deux bandits dans un western : Charles Bronson contre Henry Fonda (dans « Il était une fois dans l’Ouest »).
Beaucoup vont justement découvrir la forte concurrence qui existait entre ces deux peintres…
J.B. Tout le monde rêve d’avoir un alter ego, quelqu’un contre qui se battre et qu’on n’est jamais certain de battre. C’est la vieille histoire de Gilgamesh, ce roi de Mésopotamie qui se désolait de gagner trop facilement tous les tournois de lutte (et qui en devint méchant). Pour l’empêcher de désespérer et devenir le pire des tyrans, une déesse fabriqua Enkidu, un homme aussi fort que Gilgamesh et contre qui la lutte prenait enfin sens. Mais ensuite Enkidu meurt et … bon, ce n’est pas le sujet, quoique cette légende de Gilgamesh soit très bonne histoire (sourire). Matisse, toute sa vie, a été à la mesure de Picasso. Et donc un précieux remède à la solitude du génie.
On est moins surpris par le statut d’artiste incompris de Picasso. Quand est-il devenu le peintre reconnu et plébiscité que l’on connait aujourd’hui ?
J.B. Dans ce tome 4 sous-titré « Picasso », on montre d’abord pourquoi Picasso peint ainsi ces « Demoiselles » (le tableau s’appelle alors « Le Bordel »), déformées, violentées. Les réactions à cette œuvre sont immédiatement presque toutes hostiles. Mais tout est dans ce « presque ». Car les peintres Georges Braque et André Derain ainsi que le jeune marchand Kahnweiler comprennent la puissance novatrice de ce tableau et se rangent du côté de Pablo. Son génie d’artiste se double d’un génie publicitaire. On voit comment Picasso est resté volontairement silencieux et mystérieux, ne cherchant jamais à s’expliquer, laissant les autres s’exprimer pour lui. C’est mécanique : quand des gens talentueux et charismatiques parlent de vous avec chaleur ou s’expriment en votre nom, vous bénéficiez de leur aura. Picasso a su en jouer, en profiter. C’est ainsi, grâce à Gertrude Stein, à Braque, Matisse, Kahnweiler, que s’est fondé le mythe Picasso, étayé par un réel talent hors-norme.
Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)
« Pablo », tome 4. « Picasso » par Julie Birmant et Clément Oubrerie. Dargaud. 17,95 euros.