Jul: « De la déconne qui devient critique sociale »
Désormais adaptée en format court de trois minutes pour Arte, « Silex and the City » est d’abord une BD qui s’amuse des travers de notre société via le prisme d’une famille préhistorique.
Ce troisième tome de « Silex and the City » parodie entre autres le réseau social Facebook. Est-ce que cela a été compliqué à intégrer à l’époque des cavernes ?
Jul. J’essayais depuis un moment de trouver un angle pour parler des réseaux sociaux et des nouvelles technologies. Un jour m’est venu un peu par hasard la formule « Flèchesbook » puis le réseau social des chasseurs-cueilleurs. En référence à Facebook, je me suis dit que le mur était celui de la caverne et j’ai imaginé un profil où l’on renseigne si on possède des poumons, des branchies ou sa place dans les étapes de l’évolution darwiniste. Tout s’est imposé à partir de cette petite idée.
Lorsque vous abordez un thème, est-ce simplement l’idée qui vous amuse ou est-ce qu’il y a toujours un message à faire passer à vos lecteurs ?
J. C’est un ensemble, mais il faut que cela me fasse rire au départ. Puis finalement, en creusant un peu l’idée, on se met par exemple à aborder les vraies critiques des réseaux sociaux, de leur vacuité, mais en même temps de leur importance qu’ils peuvent jouer dans les vies et les économies. L’aspect sérieux, analytique, satirique né du burlesque de départ. Cela commence par une grosse déconne et en devient presque une critique sociale.
Avez-vous déjà été bloqué par une idée que vous ne réussissiez pas à exploiter au temps des dinosaures ?
J. Il y en a plein. J’ai une grande théorie à ce sujet pour les dessins de presse et c’est à peu près pareil en bande dessinée d’humour. Il n’y a pas de thème qui ne peut pas être adapté. Seulement, c’est comme une huitre, car il faut réussir à l’ouvrir. Certaines sont très difficiles alors que d’autres s’ouvrent d’un tour de main. Sur ma table de travail, j’ai plein d’huitres qui ne sont pas encore ouvertes. Je vais peut-être renoncer à certaines puis une étincelle me permettra d’en ouvrir une autre. Par exemple, je n’avais encore jamais réussi à travailler sur les religions et je viens de trouver un axe pour évoquer les bar-mitzvah ou le bouddhisme.
En choisissant de situer votre série en 40.000 av. J.-C., vous montrez que finalement rien ne change. C’est un discours un peu désabusé, non ?
J. Très souvent, les humoristes font ce métier parce qu’ils sont un peu angoissés par rapport à la réalité. C’est aussi mon cas. Le côté parodique et satirique me permet ainsi d’aller mieux. Mon propos n’est pas forcément désabusé, mais plutôt une façon de se venger de la cruauté de l’existence telle qu’elle se déploie aujourd’hui, des difficultés rencontrées par tous. Quant à savoir si le fait que rien ne change est angoissant ou rassurant, c’est à chaque lecteur de répondre.
Est-ce que vous êtes très vigilant à l’idée de ne pas trop coller à l’actualité pour éviter de rendre votre histoire trop datée ?
J. Effectivement, mes premiers albums comme « Il faut tuer José Bové » ou « La croisade s’amuse » étaient très reliés à l’actu. C’était le chaînon manquant entre mon travail de dessinateur de presse et la BD. En revanche, avec « Silex and the City », je traite de sujets de société ou même de politique, mais au long cours et en évitant d’utiliser des personnages réels afin d’éviter une date de péremption très courte. La violence scolaire, les problèmes économiques, le nucléaire, le shopping, le clubbing, la psychanalyse, les réseaux sociaux sont des sujets qui existeront encore dans dix ou vingt ans. Si mes gags font encore rire à ce moment-là, cela sera gagné. Je n’ai pas pour autant l’intention de faire des BD qui se liront dans 400 ans..
Est-ce que l’on peut aussi trouver un caractère éducatif à « Silex and the City » ?
J. J’y vois plutôt un côté civique quand je pointe le doigt sur toute la communication qui est un peu comme un rideau de fumée pour nous empêcher de voir la réalité. Ensuite, pour apprendre des choses sur la préhistoire et même si je me suis énormément documenté pour écrire cette série, la série ne s’appuie pas sur une grande rigueur scientifique. En revanche, cela peut donner envie d’aller chercher ailleurs. C’est ce que j’ai expérimenté avec la philo l’année dernière en publiant « La planète des sages ». L’idée était qu’après avoir ri d’un gag sur Kierkegaard, le lecteur ait envie d’aller découvrir son oeuvre.
Vous comparez souvent cette série à des Simpson en peau de bête. Qu’est-ce qui vous plait dans les personnages de Matt Groening ?
J. Dès que l’on fait quelque chose sur une famille en animation ou en BD, il y a toujours l’ombre portée des Simpson. D’une manière hilarante, ils parlent de la société américaine via ce prisme familial. C’est inégalé et personne ne peut être étranger à cela. Maintenant que je travaille également du côté de l’animation, c’est d’autant plus important comme référence. Il ne faut pas pour autant les copier, mais développer son propre univers. Il faut ensuite introduire une approche française, car l’humour est quelque chose de très national et de très référentiel. La comparaison a donc ses limites.
Comme eux, les héros de « Silex and the City » vont passer à la télévision dans un format court de trois minutes chaque soir sur Arte. Vous aviez cette adaptation en tête dès le début ?
J. Pas réellement. J’avais conscience que mon style de dessin avec des gros yeux en boules de loto et un trait assez simple avait un côté un peu Muppet Show. Je pensais que cela pourrait être rigolo de les voir en animation, mais je n’ai jamais construit mes albums dans cette optique. D’ailleurs, mes livres sont toujours très bavards et je ne voyais pas beaucoup de chaines de télé lancer ce genre de programme. Quand les productrices de Haut et Court se sont intéressées au projet, on a évoqué une adaptation en animation, mais aussi en marionnettes ou même avec des prises de vue réelles. C’est une rencontre un peu coup de foudre avec le studio Je suis bien content qui a tout déclenché. J’étais fan de leurs productions comme « Persepolis » ou même de « Nini Patalo ».
Vous vous êtes impliqué dans le projet ?
J. Il était difficile de confier mon univers à quelqu’un d’autre. J’ai donc travaillé avec 80 personnes et découvert un univers que je ne connaissais pas. C’était passionnant, car l’écriture d’un scénario de série est très différente de la BD, il faut aussi diriger des acteurs, maitriser des logiciels d’animation…
Est-ce que les lecteurs de « Silex and the city » vont retrouver des éléments de la BD ?
J.
Certains épisodes sont très fidèles à la BD. Je pense par exemple à la rencontre entre Web et Rahan de la Pétaudière. D’autres sont réinterprétés à partir de la BD mais en changeant un peu les personnages ou les situations. Et puis il y en a qui sont complètement inventés, comme les parodies d' »Intouchables » ou du Social Network. Mais dans l’esprit, aussi bien graphiquement qu’au niveau éditorial, la série animée reste très fidèle à la BD. Ce lien très fort m’a même étonné.
La série va même trouver un prolongement sur le web…
J.
Les programmes courts d’Arte sont déjà énormément diffusés sur le web. Des vidéos vont également circuler sur Youtube et pourront être partagées. Mais surtout, on va créer réellement le réseau social Flèchesbook sur le site d’Arte. On pourra entrer dans la page de Blog Dotcom, le père de famille et personnage principal de la série. Une « community manager » va animer le site en permanence en transposant en info préhistorique les vraies actualités nationales ou internationales, en proposant des réactions ou de la musique. Cela sera une vraie troisième vie après l’album et la série animée.
Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)
« Silex and the City » (tome 3. Le néolithique, c’est pas automatique) par Jul. Dargaud. 13,99 euros.
– Lire également la critique de l’album.