Eric Meyer: « Le choc des cultures »

Journaliste en Chine à la fin des années 80, Eric Meyer raconte sa vie d’immigré dans un pays totalitaire. Rempli d’anecdotes surprenantes, « Robinson à Pékin » apporte également un témoignage précieux sur le printemps de Pékin. Un récit passionnant et essentiel pour mieux comprendre l’Empire céleste.

La BD « Robinson à Pékin » est-elle l’adaptation en bande dessinée de votre livre paru en 2005?
Eric Meyer.
Ce n’est pas l’adaptation de mon livre éponyme, paru chez Robert Laffont en 2005. Celui-là vient d’ailleurs, et recherche mes premières impressions à mon arrivée dans l’empire du Ciel. En 1987 à Pékin, ces choses vues vont faire la matière directe de mes articles pour mes clients quotidiens et radios françaises et francophones. En même temps, elles me forcent à réfléchir pour leur trouver un sens. En fait, ces chroniques sont de longues lettres que j’imprime et poste régulièrement à destination de la famille et des amis. Elles m’aident à tapisser mon esprit de références chinoises, pour mieux prendre mes marques sur cette terre inconnue. Elles m’aident aussi à maintenir le contact, à retarder le moment de couper le cordon ombilical. Ainsi, ce « Robinson » initial m’aide à « découvrir la face cachée de la planète Terre », comme on disait en mai 68, en me laissant le temps de m’adapter. Dès que je me sens dans mon élément, en 1991, j’arrête d’écrire ces chroniques.

Comment est donc née cette bande dessinée?
E.M.
L’idée de « Robinson à Pékin » n°2 vient 10 ans plus tard, de Nicolas Grivel, mon futur agent qui me commande un roman (autobio)graphique. J’ai d’abord du mal à l’accepter : je me vois alors mal en « héros » et veux me voir comme simple témoin d’un pays lointain. Au bout de quelques années, je finis par accepter, parce que je pressens qu’il s’agit d’un genre d’ouvrage nouveau, qui mettra en scène le choc des cultures, de peuples aux niveaux de développement très différents. Il montrera un fils de l’Europe riche, soudain reconverti en « travailleur immigré » dans un pays qui surveille sévèrement ses pas. Ce sera l’histoire d’un grain de sable blanc noyé dans un océan de grains de sable jaune.

D’où vient son titre « Robinson à Pékin »?
E.M.
Ce titre ne s’est imposé que tardivement. Ce qui m’a séduit en lui a été une phrase de Roland Barthes, dans son livre majeur « L’empire des signes » sur une visite à Tokyo en 1966 (21 ans avant moi à Pékin), où il écrivait: «Si je devais recréer le mythe de Robinson, je ne le placerais pas dans une île déserte mais dans une grande ville d’Extrême-Orient dont il ne comprendrait ni la voix ni les signes.» A Pékin, je devais moi aussi me débrouiller très seul sur mon « île », comme Robinson… Robert Laffont, à qui nous avons demandé de reprendre le titre, a aimablement accepté.

Que vous apporte le format bande dessinée?
E.M.
Par rapport au premier « Robinson », la BD apporte une grande poésie, un superlatif d’émotions sous le crayon d’Aude Massot. Ça se voit qu’elle avait déjà travaillé avec un journaliste, en décrivant son quotidien dans sa BD « Une saison à l’ONU ». Elle va droit au but, et sait efficacement montrer ma capacité de résistance face au pouvoir socialiste qui cherche à m’expulser. Elle sait aussi évoquer ma sympathie envers ce peuple généreux, qui a su m’accueillir et parfois même me protéger.

Ce journal de bord rappelle certains livres de Guy Delisle…
E.M.
J’ai lu depuis longtemps ses formidables ouvrages sur Shenzhen, Jérusalem, Pyongyang… Parlant des images bien sûr, c‘est Aude qui est aux manettes, avec un graphisme éloigné de celui de Guy. Mais on reconnaît le même projet de permettre au lecteur de se projeter dans un journaliste au bout du monde, de découvrir à travers lui une société, sans la juger mais en laissant sur son passage des clés sur ce qu’il pense, et de quel bord il est.

Les événements de ce livre se sont déroulés il y a trente ans. Vous aviez encore toutes les images en tête?
E.M.
Mes textes et articles de l’époque ont été les cailloux blancs du Petit Poucet, dans mes retrouvailles avec cet Eric 30 ans plus jeune, « heureux et indocumenté » comme dirait Gabriel Garcia Marquez. Les photos qu’on avait prises avec Brigitte ma femme nous ont aussi bien aidées. Et puis quand on commence à bavarder sur un souvenir lointain, on est comme devant un tiroir fermé: à force de tirer dessus, il finit par s’ouvrir, on finit même parfois par en avoir trop, par rapport à ce qu’on veut mettre en scène: c’est alors que commence, avec Aude, l’heure des choix.

Comment avez-vous travaillé avec Aude Massot pour qu’elle dessine vos souvenirs?
E.M.
J’ai rédigé un premier « chemin de fer », projet que Nicolas a placé chez Urban Comics. Nicolas m’a aussi suggéré Aude comme partenaire graphique. Lors de mon retour en France à l’été 2017, je l’ai rencontrée, et nous avons accepté de travailler ensemble. Pôl Scorteccia, le directeur d’Urban a accepté de la faire venir 15 jours à Pékin. Le jour de son arrivée, en plein jetlag, elle enfourchait déjà un vélo à mes côtés pour me laisser lui présenter « mon » Pékin des hutongs (ruelles) et des siheyuan (cours carrées), espaces de brique empoussiérée où des petites grands-mères promenaient leurs « petits dragons » dans des poussettes en bambou… Durant ces deux semaines, Aude a été une véritable éponge d’images, s’imprégnant de l’âme de Pékin et bâtissant avec moi le storyboard : c’était ma première BD, mais elle m’a guidé fraternellement, pour structurer efficacement ce vécu en chapitres selon le souffle de l’époque.
Puis nous avons travaillé à distance, elle depuis Paris et moi à Pékin. Il y avait forcément des erreurs de détail dans ses crayonnés, comme le camion de notre déménagement qui n’était pas d’époque. Mais on a corrigé tout ça, et j’ai renforcé les dialogues pour mieux faire ressortir l’atmosphère. Ces dizaines d’emails d’échange m’ont appris à faire la différence entre les fautes d’invraisemblance, et les scènes différentes de la réalité, mais qui entraient dans le « droit à l’imaginaire » de tout auteur…

Vous vous demandez comment rester fier de sa culture et devenir Chinois. Pourquoi cette aspiration à devenir Chinois?
E.M.
Je vivais avec Brigitte un besoin de Chine, nous ressentions ce besoin lors de la découverte, besoin de ce que nous n’avions pas et ne connaissions pas, besoin presque physique qui pourrait s’apparenter à celui de la chèvre pour le sel. C’était l’appel des couleurs, de l’inconnu et de l’exotisme, sans réaliser qu’il était – aussi – le travestissement élégant d’un complexe français de supériorité occidentale.
Autour de nous, bon nombre de copains jeunes journalistes ou diplomates exprimaient cette soif de l’autre d’une toute autre manière, en papillonnant auprès des filles locales, parfois mandatées par les services secrets chinois, irrésistiblement attirées par les « diables d’étrangers ».
En même temps, en bons enfants de Mai 68, Brigitte et moi vivions un sentiment de rejet et de honte sartrienne envers le colonialisme. La seule manière, croyions-nous alors, de nous affranchir de ce sentiment bourgeois, était de nous fondre dans le peuple chinois pour partager sa vie « réelle ». Mais il ne nous a pas fallu très longtemps pour nous ouvrir les yeux : partager la malbouffe du petit peuple ou nous entasser dans ses bus bondés, n’améliorait en rien leur sort. Nous avons vite réalisé que personne en Chine ne nous demandait de devenir Chinois. Ce que les Chinois attendaient de nous, au contraire, était de les raconter, pour permettre au public francophone de mieux les comprendre. Ils voulaient aussi que nous leur apparaissions comme ce que nous étions : des Européens, avec nos manières propres d’agir et de vivre !

La deuxième partie du livre est consacrée à la répression du 4 juin 1989 sur la place Tian An Men. Il était important de remettre cet événement en perspective, de revenir aux sources des manifestations?
E.M.
Ce massacre a été un événement unique dans l’histoire du pays. Il avait été précédé par 10 ans de politique d’ouverture sous Deng Xiaoping, qui espérait faire oublier 40 ans de violences staliniennes, par l’enrichissement. Mais un jour, le club des grandes familles historiques, qui compte 1.000 à 2.000 personnes et contrôle tout dans les provinces, s’est rendu compte que cette ligne allait finir par lui coûter le pouvoir. Ce jour-là, Deng, en bon dictateur, a viré de bord. Au printemps 89, la mort de Hu Yaobang, l’inspirateur de la ligne réformiste est décédé en plein bureau politique, après avoir été lâché par Deng. Juste après, les étudiants se sont mis à manifester, et cela a donné trois mois de fête joyeuse. L’appareil s’est alors divisé en deux camps, entre réformistes et conservateurs, avant que les durs de la dictature du prolétariat ne noient la fête dans le sang. Nous avons pensé qu’il était novateur de raconter ce cheminement tel que je l’avais vécu, de mes propres yeux.

Vous avez vécu ce « printemps de Pékin » au cœur de certaines manifestations avec les étudiants. Est-ce que vous imaginiez alors que cela pouvait finir avec des milliers de victimes?
E.M. Je garde le souvenir d’un jeune à qui je pose votre question, alors qu’une longue série de camions militaires bardés d’hommes en kalachnikov font le tour de Tian An Men. Et ce gamin, inconscient du danger me répond: « rien à craindre. L’armée du peuple ne tire pas sur le peuple, pas vrai? » J’avais ensuite posé la même question à un vieillard qui observait la scène. Sa réponse avait été « le veau qui vient de naître n’a pas peur du tigre »: cela m’a donné un titre de chapitre du livre, et une banderole de la BD !

Vous travaillez sur deux autres bandes dessinées. Ce sera toujours en rapport avec la Chine?
E.M.
Le second tome de cette BD, jusqu’en 1992, est déjà en route. Il montrera comment nous vivons dans cette Chine meurtrie et sous le blizzard de la délation. Nombre d’événements très imprévus vont se produire. Au final, Deng Xiaoping, girouette politique, va s’enfuir de Pékin pour imposer le retour de pays à la politique d’ouverture à l’étranger: c’est le retour de l’espoir pour 1,3 milliard d’habitants de l’empire du Ciel.

Et l’autre projet?
E.M.
Cela parlera aussi de la Chine, mais cette fois en retournant la lorgnette pour observer la France: dans ce « Grand retour », je vais découvrir les différentes épreuves qui m’attendent avant de remonter dans l’avion Pékin-Paris, et comment le pays m’apparaît sous le prisme de valeurs chinoises que j’ai intégrées en 30 ans. Comment le « clan » va m’accueillir ? Dans cette France qu’il faut réapprendre, bien différente de celle que j’avais quittée en 1987, quelles choses m’apparaissent géniales, quelles autres vieillies ? Saurons-nous trouver notre place dans ce monde qui a changé ? Saurons-nous raconter la Chine ? Et puis la « 活力 » (huoli), l’énergie vitale, la rage de vivre durant tout ce temps, inhérente à tout individu derrière la Grande Muraille y compris nous-mêmes, fonctionnera-t-elle encore de retour en France ? Décidément, ce sujet du retour m’apparaît aussi plein de questionnements que de découvertes passionnantes !

Écoutez « Les Chroniques d’Eric », son podcast sur la Chine.

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)

« Robinson à Pékin – Journal d’un reporter en Chine » par Eric Meyer et Aude Massot. Urban comics. 25 euros.

Share