Anne Poiret: «Comment revivre après l’horreur?»
Journaliste et réalisatrice de documentaire, Anne Poiret s’intéresse aux situations de post-conflit depuis plus de quinze ans. Sa première bande dessinée de reportage raconte sa rencontre avec «Mahar le lionceau», un jeune yézidi d’Irak enrôlé de force par Daech à l’âge de dix ans. Un témoignage poignant qui offre également un éclairage précieux sur cette guerre entre l’État irakien et l’organisation islamique.
Depuis plus de quinze ans, vous vous intéressez aux situations de post-conflit, à ce qu’il advient après l’arrêt des combats. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette période de reconstruction?
Anne Poiret. Cette zone grise de l’après-guerre me fascine. C’est un carrefour de complexité fait de ruines et de souffrances mais cela offre aussi une perspective permettant de mieux comprendre ce qui a mené au conflit et déceler les prémisses de guerres à venir. Désarmer les combattants d’hier, chercher les disparus, surmonter les traumatismes, vivre aux côtés d’un bourreau, prendre en charge des enfants-soldats, inventer une nation, juger les crimes commis, élaborer un travail de mémoire… Autant de manifestations d’une même question : comment revivre après l’horreur ? Une question tout à fait universelle en réalité et qui me passionne depuis 20 ans. J’ai récemment créée une structure AFTER WAR pour mieux rendre compte de ces récits malheureusement sous-médiatisés.
L’histoire de Mahar est assez incroyable puisqu’il a pu retrouver une partie de sa famille. Ce scénario digne d’un film hollywoodien est aussi ce qui vous intéressait chez lui?
A.P. Le drame qu’a vécu Mahar n’est malheureusement pas isolé. Des dizaines de jeunes yézidis ont ainsi été entraînés dans cette guerre atroce. Et au-delà, de nombreux enfants sunnites de la région. Ce qui en fait un cas à part est son intelligence, son humour, et le recul qu’il est parvenu à prendre. Ce qui rend aussi ce témoignage précieux est qu’il nous fait partager une partie de cette guerre que la presse occidentale a très peu couverte, faute d’accès comme lors des combats de Deir ez-Zor en Syrie.
Après avoir vécu autant de traumatismes et avoir été endoctrinés par le Califat, on a du mal à imaginer comment ces enfants peuvent se reconstruire…
A.P. C’est très compliqué, en effet. Au moins, les enfants yézidis n’ont -ils pas été emprisonnés dans des conditions effroyables comme cela a été le cas pour les enfants sunnites près de Mossoul.
L’histoire de Mahar, dont l’identité devait être préservée et dont la confiance devait être gagnée, ne pouvait se traiter qu’en bande dessinée? Comment en êtes-vous arrivée à choisir ce média?
A.P. Jean Wacquet des éditions Delcourt m’a approché alors que je réalisais le documentaire « Enfants de Daech : les damnés de la guerre » (NDLR : qui a reçu l’International Emmy Award du meilleur documentaire en 2022). J’avais un peu filmé Mahar pour ce documentaire mais je n’avais pas l’espace pour raconter toute son histoire. Ce mode de narration m’a permis de le faire et en effet de garantir la protection absolue de son identité.
Vous êtes lectrice de BD d’actualité et de reportage? Aviez-vous des références avant de débuter cet album?
A.P. Absolument. J’en achète énormément et je me réjouis que cette façon de faire du reportage rencontre un tel public. « Le photographe » d’Emmanuel Guibert, Frédéric Lemercier et Didier Lefèvre est bien sûr une référence pour moi. Gros coups de cœur pour « Cher pays de mon enfance » d’Étienne Davodeau et Benoît Collombat. J’avais d’ailleurs imaginé l’adapter en documentaire, J’admire beaucoup le travail de Davodeau. J’adorerais travailler avec lui !
C’est votre premier scénario de bande dessinée. En quoi l’écriture est différente de votre média habituel le film documentaire ? Avez-vous été conseillée par des spécialistes du scénario BD?
A.P. C’est une première en effet, un saut dans l’inconnu. Mais, c’est aussi très proche d’un découpage de documentaire. C’est une sorte de storyboard idéal, ce qui n’arrive jamais car la réalité résiste toujours à ce que vous aviez imaginé. Les personnes que nous voulons interviewer changent d’avis, des accès que nous avions négociés nous sont soudain refusés ou deviennent trop dangereux… J’ai eu surtout beaucoup de chance que ce scénario soit aussi bien servi par les dessins puissants de Lars Horneman.
Mahar livre son histoire avec beaucoup de détails. Est-ce que vous parler a peut-être eu un effet cathartique pour lui?
A.P. Mahar s’est livré avec beaucoup de générosité et de patience. Forcément, on se pose la question de ne pas réveiller des blessures en le questionnant mais je crois qu’une écoute bienveillante d’adultes est une chose dont il a considérablement manqué pendant ses trois années chez Daech. Je veux ici rendre hommage à Sangar Khaleel, le fixeur avec lequel j’ai travaillé au début de ce processus. Bien sûr, il y a des limites à ce récit. Je le mentionne, d’ailleurs, puisqu’il s’agit de souvenirs d’un enfant qui a vécu une expérience profondément traumatisante entre ses 10 et 13 ans.
Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)
« Mahar, le lionceau ou l’enfance perdue des jeunes soldats de Daech » par Anne Poiret et Lars Horneman. Delcourt. 18,95 euros.