Alicia Jaraba: « J’ai été fascinée par la Malinche »
Née au sein d’une famille noble d’une tribu d’Amérique centrale, la Malinche est devenue l’interprète des Espagnols pendant la Conquête du Mexique. Alicia Jaraba s’empare de son histoire très controversée pour livrer un récit passionnant.
La Malinche est peu connue en France. J’en ai entendu parler pour la première fois grâce à la chanson de Feu Chatterton. Pouvez-vous la présenter?
Alicia Jaraba. La Malinche était une indigène originaire d’une tribu d’Amérique centrale qui fut offerte aux Espagnols comme butin de guerre, avec 19 autres femmes. Mais grâce à sa connaissance des langues, elle est devenue l’interprète des Espagnols pendant la Conquête du Mexique (1519) à l’âge de 18 ans. Elle est devenue aussi l’amante du conquistador Hernán Cortés.
Comme la Malinche, vous parlez plusieurs langues. Est-ce que vous vous êtes un peu identifiée à elle?
A.J. Oui, absolument. J’ai été fascinée depuis le début par ce personnage, dont le super-pouvoir sont les langues. Je comprends très bien comme c’est difficile de faciliter une bonne compréhension entre deux personnes qui parlent des langues différentes, mais je suppose que pour c’était encore beaucoup plus difficile pour elle !
Sa vie comporte des zones d’ombre. Comment avez-vous complété son histoire?
A.J. On a très peu de certitudes sur sa vie réelle avant l’arrivée des Espagnols. Elle est sûrement née au sein d’une famille noble dans un village récemment conquis par l’Empire mexica (ou aztèque). Son père est sûrement mort lorsqu’elle était petite. Elle fut sûrement offerte comme esclave aux Mayas lors de sa puberté. Sûrement. Mais ce ne sont que des «sûrement». On ne connaît même pas son vrai prénom ! Beaucoup d’historiens disent que c’était Malinalli, mais d’autres croient que c’est très peu probable… Alors pour tout cela j’ai créé une histoire qui parlait bien de ce que je voulais construire comme personnage : une personne dont le destin était, depuis le début, de devenir quelqu’un qui devait parler pour son peuple, et quelqu’un pour qui les mexicas seraient les vrais ennemis car ils avaient tué son père. Sa motivation devenait donc personnelle, ce qui fait toujours un héros plus intéressant !
La Malinche est un personnage controversé. Certains historiens l’ont accusé d’avoir trahi les siens. « Celle qui parle » rééquilibre un peu la balance en soulignant qu’elle a aussi évité certaines violences envers les populations locales?
A.J. D’une certaine façon, oui. C’est vrai que le personnage est très polémique au Mexique, mais je ne suis pas la seule à l’avoir «défendue» ces derniers temps. Beaucoup d’historiens ont révisé son histoire et c’est, en effet, difficile de parler de trahison, car déjà elle a été trahie par les siens lorsqu’elle fut offerte comme esclave par sa propre famille. Aussi les mexicas (ceux qu’elle a aidé à faire tomber) n’étaient pas les siens ! Au contraire, ils avaient conquis son village lorsqu’elle était petite. En ce qui concerne les Espagnols, à ce moment-là, elle avait besoin de changer son statut d’esclave, de s’affranchir, elle les aidait, mais elle ne savait pas comment tout cela allait finir. On ne peut aussi pas vraiment savoir si elle a eu le choix d’aider les Espagnols à un moment donné, ou si c’était la seule chose qu’elle pouvait faire. La réalité est toujours beaucoup plus complexe que ce qu’il semble.
Par rapport à ça, je recommande le documentaire Malintzin, « La Historia de un Enigma », que vous pouvez regarder en espagnol sur YouTube.
« Celle qui parle » raconte l’histoire d’une femme intelligente, pragmatique et avec un fort caractère. Est-ce que la dimension féministe de cette histoire vous intéressait?
A.J. Lorsque j’ai écrit l’histoire, je n’avais pas en tête de faire un récit féministe. Mais c’est vrai que, à la fin, je parle d’un personnage féminin fort, qui réussit à s’affranchir et à trouver son rôle dans un monde d’hommes grâce à son intelligence. Donc je suppose que finalement mon récit a une dimension féministe, même si ce n’était pas mon but. C’est sorti naturellement !
Est-ce que cette histoire qui se déroule au XVIe siècle au Mexique était également excitante à dessiner?
A.J. La documentation était difficile, mais aussi belle. J’aime beaucoup toute cette esthétique de plumes et de tatouages, de pyramides et de colonnes sculptées, de palmiers, de jungle, et surtout de couleurs vives. Concernant l’époque, c’était difficile car il n’y a pas autant de documentation mais cela m’a aussi un peu permis de créer ! J’ai donc beaucoup aimé dessiner cette époque.
Comment avez-vous créé graphiquement le personnage de la Malinche ? Des inspirations?
A.J. Je ne me suis pas inspirée d’un personnage en particulier. Bien sûr, il n’y a pas de photos, même pas de dessins de l’époque de la Malinche, sauf sa représentation dans les codex aztèques (Lienzo de Tlaxcala par exemple, mais il a été fait plus de 20 ans après sa mort). Cela me donnait la liberté totale ! Je voulais surtout m’éloigner du personnage de Pocahontas de Disney. Je ne voulais pas d’une princesse Disney avec un petit nez… Je ne sais pas si j’ai réussi ! Mais mon but était de faire un visage vraiment mexicain, un nez puissant, des pommettes fortes. De faire un personnage qui va gagner de la sécurité le long du récit, et qui va grandir aussi.
Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)
« Celle qui parle » par Alicia Jaraba. Grand Angle. 24,90 euros.