ZOOM SUR LA BD ALGERIENNE
Mise en avant lors de l’année de l’Algérie en 2003, la bande dessinée nationale pourtant riche en dessinateurs, a connu une évolution en dents-de-scie marquée par l’oppression.
Il peut paraître étonnant que l’Algérie considérée pendant de longues années comme LE pays de la BD dans le Maghreb, voire dans le monde arabe, connaisse actuellement une production de bandes dessinées aussi faible, où les nouvelles parutions se comptent sur les doigts de la main. Pourtant Mais nombre d’auteurs sont aujourd’hui exilés depuis la guerre civile des années 90. Sans compter que la situation économique du pays (un taux de chômage de 23,7% en 2003 soit quelque 2 millions de sans emplois) n’incite guère les Algériens à la dépense.
Ismael Aït Djaffar (l’auteur des « Complaintes des mendiants de la Casbah ») qui a publié quelques dessins dans la presse coloniale des années cinquante peut être considéré comme le précurseur de la caricature en Algérie. Mais c’est en fait surtout après l’indépendance du pays, en 1962, que l’histoire de la bande dessinée algérienne démarre. Dès cette époque, ce moyen d’expression est omniprésent dans le paysage médiatique officiel du pays: la presse arabophone et francophone publie régulièrement des dessins liés à l’actualité nationale et internationale. Avec le dessinateur Chid, Haroun est ainsi le doyen des dessinateurs de presse de l’Algérie indépendante. Le 26 octobre 1962, il débute comme illustrateur au journal Le Peuple en langue française, devenu Echaâb en langue arabe et pour lequel il réalise plusieurs illustrations de romans ou de textes historiques dont « Le baptême des maquis » ou « Les frères Barberousse… »
Dans la première moitié des années 60 également, l’hebdomadaire Algérie actualité publie une bande dessinée de Mohamed Aram, « Naar », l’histoire d’un super héros qui combat des sirènes. En 1968, une autre BD est publiée dans Algérie actualité: « Moustache et les frères Belgacem », créée par un tout nouvel auteur, Slim. Le personnage de Mimoun y fait son apparition. Il deviendra plus tard le héros algérien le plus populaire de la BD, sous le nom de « Bouzid ». Suivent des BD signées Rachid Aït Kaci (« Tchipaze »), Mohamed Bouslah (« Krikech »), Nour-eddine Hiahemzizou (« Zach ») ou encore Mohamed Mazari (« Tchalabi »).
1969, le premier illustré algérien
En février 1969, les lecteurs algériens découvrent en librairie une nouvelle publication: M’quidech du nom d’un personnage mythique des contes populaires algériens. La première revue de bandes dessinées algérienne vient de naître. Créée par Mohamed Aram, Ahmed Haroun, Maz, Slim et Brahim Guerroui, M’quidèch est éditée par la SNED (Société nationale d’édition et de diffusion) aujourd’hui disparue. La moyenne d’âge des dessinateurs ne dépasse pas 16 ans.
L’objectif de M’quidech est de proposer une alternative aux nombreuses publications occidentales qui font le bonheur des petits lecteurs algériens à cette époque (« Zembla », « Akim », « Kiwi », « Blek le Roc », « le Petit ranger », « Ombrax »). De nombreux Algériens ont d’ailleurs puisé leur nationalisme à travers la lecture de « Blek le Roc » qui combattait contre l’envahisseur anglais. Il leur suffisait juste de transposer l’action sur le sol algérien avec le Français dans le rôle de l’envahisseur.
Pour M’quidech, on demande aux dessinateurs de privilégier les héros de type algérien, les costumes et les décors nationaux et les récits « distrayants » sur l’Histoire de l’Algérie. Ainsi, Haroun créé le personnage de « M’quidech », Djinn à l’esprit espiègle et malin qui délivrera ses cousins captifs d’un ogre. Amouri raconte les aventures de « Richa », une héroïne pachydermique mais sympathique qui vivra beaucoup de situations du fait de son… obésité. Au fil des numéros, l’équipe se renforce (Tenani, Aïder, Assari, Tidadini, Zeghidour, Rahmoune, Hebrih, Aït Hamoudi, Ferhat, Ryad, Beghdadli, Oulmane, Khiari, etc) et les personnages se multiplient: « professeur Skolli », « Le grand Babah », « Si grelou », « Si loubia », « La famille M’barek »», etc… Une rubrique, intitulée « De nos montagnes » retrace les hauts faits de la guerre de « libération nationale », célèbrant l’héroïsme des Fellagahs face aux Français violents et sadiques.
Slim – le dessinateur algérien aujourd’hui le plus connu à la fois en Algérie et en France – y publie sa série comique « Bouzid Ya Bouzid ». 30 ans d’histoire de l’Algérie sont ici résumés. « Bouzid vit en 1969 à Oued Besbes, petit douar de 19 habitants dont 18 pauvres. Le seul riche du douar est un certain Sid Sadik, un intégriste notoire, véreux mais riche et pratiquant », raconte Slim sur son site web. Sadik sera l’ennemi de Bouzid. Pour ce qu’il représente, d’abord: l’affairiste corrupteur et corrompu tout puissant. Mais aussi et surtout parce qu’il veut lui prendre Zina, sa compagne.
« Bouzid » traite aussi de la Révolution agraire des années 70 dont le principe était « La terre à celui qui travaille », avec notamment la nationalisation des terres des propriétaires non exploitants. Slim fait intervenir Amziane, un instituteur dont Bouzid va aussitôt admirer le courage politique et la noblesse de la cause de ce communiste de la première heure. « Ensemble, ils vont lutter pour démasquer les pénuristes. C’est-à-dire les créateurs de pénurie de toutes sortes (concentré de tomate, semoule, huile, chewing-gum…) qui veulent s’emparer de l’Algérie et détruire le socialisme spécifique », explique Slim.
M’quidech était édité à la fois en arabe et en français, la presque totalité des auteurs algériens réalisant d’ailleurs leurs planches en français. Mais en 1972, au bout d’une trentaine de numéros, l’illustré M’quidech disparaît, la SNED ayant décidé d’en arrêter la publication. L’expérience de M’quidech sera suivie par d’autres périodiques au destin éphémère à l’instar de M’cid, Tarik, Ibtacim, Pango, Boa, Scorpion, etc.
La bande dessinée algérienne connaît alors un passage à vide d’où émerge Slim qui publie ses strips quotidiens dans l’organe officiel du gouvernement El Moudjahid. Suivront dix albums de bandes dessinées et de dessins, dont certains célèbrent les aventures de Bouzid et Zina. On lui reprochera toutefois de ne jamais représenter ses personnages en prière ou de mettre en scène un héros qui n’épousera pas sa promise. Editions Tartamudo. Milooda, une Zina plus émancipée, est parue quelque temps dans le magazine féminin Femmes du Maroc.
Soutien à la bande dessinée dans les années 80
Les années 80 sonnent comme des années fastes pour la bande dessinée. Le 1er festival de la BD et de la caricature de Bordj EL Kiffan voit le jour en 1986. Y participent des auteurs français comme Jean-Pierre Gourmelen et Claude Moliterni et de jeunes auteurs algériens sont mis en avant: Benattou Masmoudi, Redouane Assari, Abdelhalim Riad, Mohamed Bouslah, Nadjib Berber, Mehdi Haba, etc.
De nombreux albums sont également financés par l’Etat via l’ENAL (Entreprise nationale du livre), entreprise publique issue de la restructuration de la SNED. L’ENAL publie de nombreux albums et permet à des auteurs aux grandes potentialités artistiques – Masmoudi, Malek, Hankour, Berber, Souici, Bordji …- de se faire connaître: « Caricatures et idées » (2 tomes) et « Soleïs ou l’Ile du Grand Ordo » d’Hankour, « La route du sel » de Malek, « Le village oublié » et « L’Emir Abdelkader“ de Masmoudi, etc.
Comme à l’époque de la revue M’quidech, les histoires mettent en avant le courage d’un héros face au sadisme des Français (« Les hommes du Djebel » et « Le fusil chargé » de Mustapha Tenani) ou israéliens (« Halte au plan terreur » (deux tomes) de Hiahemzizou Nour Eddine sous le pseudonyme de Rafik Ramzi; « Un agent secret algérien » de Mourad Saber). Elles croquent également avec un humour corrosif la société algérienne et appellent à l’égalité des sexes.
Hocine Boukella, alias Cheikh Sidi Bémol, alias Elho, biologiste de formation est un musicien (il a fondé le groupe Sidi Bémol) et dessinateur autodidacte. Dès les années 80, étudiant à l’université d’Alger, il réalise une BD intitulée « Le Crieur » sur l’univers des musiciens algérois. Cette BD sera interdite pour « obscénité » et les planches originales lui seront confisquées.
En octobre 1988, des manifestations de jeunes éclatent contre le parti unique. S’ensuit une période de démocratisation du pays où le président d’alors Chadli Ben Djedid permet à la presse indépendante privée de s’exprimer et de critiquer ouvertement le régime. Dès 1990, l’Algérie assiste ainsi à un foisonnement de publications et permet la découverte de jeunes talents.
Sidi Ali Melouah. Son succès auprès des lecteurs dépasse les prévisions les plus optimistes. Tirée à 200.000 exemplaires, la revue est épuisée dès les premiers jours de sa sortie en kiosque. D’autres titres satiriques verront le jour comme « Essah Afa » en langue arabe (« La vérité est un fléau ») en février 1991, ‘ »El Baroud » lancé par Saïd Mekbel, « El Kerdache » ou « El Wadjih el akhar » (« L’autre face ») mais la plupart d’entre eux ne dureront pas.
El Manchar en revanche attire la plupart des auteurs de BD algériens qui y collaborent, s’essayant aux dessins de presse et aux strips. De nombreux inconnus parmi lesquels Dilem, Sour, Fathy, Hic, Benyezzar, Bouss, Aknouche, Ayoub, Abi, Gyps, Dahmani, Beneddine, Nedjmedine sont révélés dans le titre. Mais le contenu et l’insolence de sa ligne éditoriale contrarient certaines personnalités du pouvoir qui essaient en vain de le museler à travers des aides financières et matérielles.
1992, le début d’une période de terreur
Le 27 décembre 1991, au soir du premier tour des élections législatives en Algérie, le Front Islamique du Salut (FIS) arrive très largement en tête avec plus de 44% des suffrages exprimés. Le second tour prévu pour le 16 janvier n’aura pas lieu: il est annulé par le Haut Conseil de sécurité. Le pays bascule dans la guerre civile.
Les Groupes islamistes armés (GIA) et le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), frustrés d’une victoire, se lancent dans l’action terroriste. El Manchar ne survivra pas à cette période de terreur. Leurs premières cibles sont les intellectuels, les journalistes et les dessinateurs de presse qui avaient dénoncé leur projet de société, avec, dans les mosquées, des prêches virulents des leaders islamistes contre eux. Certains sont même assassinés: le dessinateur Dorbane tué dans l’explosion d’une voiture piégée; Brahim Guerroui (dit Gébé), jeté au pied de son immeuble, les mains ligotées au fil de fer et la gorge tranchée le 4 septembre 1995; le dessinateur, billettiste, chroniqueur et éditorialiste, Saïd Mekbel, est abattu d’une balle dans la tête.Le dessinateur Melouah échappe à trois tentatives d’assassinats avant de rejoindre la France. Melouah n’est pas le seul, Slim également rallie le Maroc puis la France, tout comme Assari ou Gyps. Ce dernier a autoédité en France trois albums: « Fis end love » qui retrace l’histoire de l’Algérie de 1991 à nos jours de manière satirique, « Algérien » autour de la vie sexuelle des Algériens et « L’Algérie c’est comme ça » en 2003.
Une femme a dû elle aussi prendre le chemin de l’exil. Daiffa est la première Algérienne à s’être lancée en autodidacte, dans le dessin politique au service exclusif de la cause des femmes algériennes. Ces dessins témoignent de la vitalité de la lutte des femmes en Algérie et de leur humour noir dans des circonstances difficiles. Son recueil de dessins « L’Algérie des femmes » a été publié en décembre 1994.
Depuis 1992 et la décennie passée dans la peur des Groupes islamistes armés, rien n’a vraiment changé en Algérie. Le 15 avril 1999, Abdelaziz Bouteflika est élu président et promet de respecter la liberté d’expression pourtant un amendement adopté en 2001 par le Parlement algérien prévoit des peines de deux à douze mois de prison, ainsi que des amendes de 50.000 à 250.000 dinars (de 730 à 3.700 euros) pour toute « atteinte au président de la République en termes contenant l’injure, l’insulte ou la diffamation, soit par l’écrit, le dessin ou par voie de déclaration ». Les atteintes de cet ordre à l’égard du Parlement, de l’armée ou d’autres institutions publiques algériennes, peuvent également être sanctionnées.
Cela n’empêche pas les journalistes et les caricaturistes algériens de critiquer, de manière parfois outrancière, le régime en place. Ainsi le dessin représentant le président algérien Bouteflika pourchassé par la foule (voir ci-contre) et publié dans le quotidien Liberté – ainsi que treize autres, ayant tous trait à Bouteflika – a valu une nouvelle fois des ennuis judiciaires au caricaturiste Ali Dilem, comme s’en est fait l’écho l’hebdomadaire Courrier International qui publie régulièrement des caricatures. Le dessinateur est, le 8 septembre 2003, interpellé et conduit au commissariat d’Alger, avec le directeur du quotidien Le Matin, mis en cause pour plusieurs éditoriaux critiques vis-à-vis du président. Tous deux avaient auparavant reçu trois convocations de la police auxquelles ils avaient refusé de répondre, arguant, en accord avec l’ensemble des responsables des journaux indépendants algériens, que les délits de presse ne relèvent pas de la police judiciaire mais de la justice. Ali Dilem et Mohamed Benchicou sont interrogés pendant huit heures au commissariat central d’Alger, ils seront inculpés d’outrage au chef de l’Etat. En mai 2003, Dilem avait déjà été condamné pour un dessin à six mois de prison avec sursis et 20.000 dinars (240 euros) d’amende à la suite d’une plainte du ministère de la Défense. Dans son classement mondial de la liberté de la presse, l’organisation Reporters Sans Frontières plaçait, en octobre 2003 l’Algérie au 108e rang sur 166.
Les auteurs d’origine algérienne en France
Aujourd’hui, les auteurs algériens les plus connus en France sont ceux qui se sont installés ou sont nés ici. Outre Slim qu’on a vu plus haut, citons, entre autres, Mohamed Aouamri qui est né en Algérie en 1957 et vit actuellement dans les environs de Lille. Il a appris à dessiner à l’école des Beaux-Arts de Douai, puis à Reims. Depuis 1988, Aouamri fait équipe avec Brice Tarvelon sur deux séries : « Mortepierre » et « Sylvie ». Rachid Aït Kaci dont les sujets tournent beaucoup autour de la femme (notamment le port du voile, « Bas les voiles ») réalise et publie ses dessins en France. Ceux-ci sont tout de même repris en album, en Algérie. Né en Algérie également, Jacques Ferrandez a grandi à Nice. Peintre de la Provence avec « Arrière-Pays », il se tourne ensuite vers le pays natal qu’il n’a pas connu et décide de lui consacrer une suite d’albums intitulée « Carnets d’Orient ». Chaque épisode porte sur une période de trente ans, le premier commençant avec la prise d’Alger en 1830. Farid Boudjellal, lui, est né en France en 1953 dans une famille algérienne. Il est l’auteur de « Juif-Arabe », « Jambon-Beur » « Les Beurgeois » et « Petit Polio », l’histoire d’un garçonnet atteint de la polio. Rasheed et Larbi Mechkour (« Les beurs » sur un scénario de Boudjellal, chez Albin Michel en 1985; « Sa Majesté Ramadan ») sont également issus de l’émigration algérienne.
Par ailleurs, une exposition organisée dans le cadre de l’Année de l’Algérie (projet Djazaïr 2003) a permis aux Français de découvrir d’autres auteurs algériens. Intitulée « Quarante ans de BD algérienne » et montée par Melouah, l’expo a sillonné la France tout au long de l’année 2003, montrant des planches et des planches de dessins humoristiques tirés de la presse (notamment de M’Quidech) ou de BD pures, teintées de satire politique ou d’humour enfantin.
L’Année de l’Algérie en France a également permis la parution d’un certain nombre d’ouvrages. L’Enag (entreprise publique d’édition), en collaboration avec le commissariat de l’Année de l’Algérie en France, a ainsi réédité par exemple « Jugurtha » (épisode de l’épopée du roi numide revisité par le bédéiste Ali Moulay) publié pour la première fois en 1980. Du même Ali Moulay, l’Enag a édité un album composé de deux histoires romantiques: « Les amours d’Arezki » et « Coup de foudre ». Le premier récit met en scène la vie amoureuse d’un jeune avocat, Arezki, déchiré entre deux amours. Le second met en scène l’histoire de Kahina, une étudiante qui ne supporte plus l’hypocrisie de son beau-père Mohamed, le mari de sa mère. Elle le fait suivre et découvre qu’il a une relation extra conjugale.