Cédric Mayen: «Des circonstances troubles»

Rien ne colle dans la disparition de neuf jeunes alpinistes une nuit de février 1959 en URSS. Dans ce passionnant «Mystère du col Dyatlov», Cédric Mayen présente toutes les hypothèses et laisse le lecteur se forger sa propre opinion. De quoi se poser encore beaucoup de questions…


Vous aviez déjà entendu parler de cette histoire de Dyatlov, mais c’est un podcast du «Bureau des mystères» qui a véritablement éveillé votre intérêt…
Cédric Mayen.
Je me souviens très bien de la première fois où j’ai entendu ce podcast. C’était le jour de mon anniversaire et je revenais du festival de Saint-Malo où j’avais fait la promotion d’«Edelweiss». J’avais une dizaine d’heures de train à tuer pour rentrer chez moi et je cherchais quelque chose à écouter en somnolant. Je connaissais déjà une autre série de podcasts des mêmes auteurs et je me suis lancé avec confiance dans l’écoute du «Bureau des Mystères». La manière dont était racontée l’affaire Dyatlov m’a tenu plus qu’éveillé : j’étais extatique. Que fuyaient les randonneurs pour découper leur tente de l’intérieur et courir dans la toundra en chaussette ? Pourquoi se sont-ils séparés en trois groupes ? Comment ont-ils subi ces impacts si puissants qui ont enfoncé leurs cages thoraciques ? Quelles étaient ces mystérieuses lumières dans le ciel ? Pourquoi personne ne semblait comprendre l’enchaînement de morts ?
J’avais déjà entendu parler de cette affaire, mais jamais d’une façon aussi vivante, documentée et passionnante. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment commencé à m’intéresser à l’affaire et à son potentiel narratif. Quelques mois plus tard, à Angoulême, je faisais la rencontre de Mathias Vincent, éditeur au Lombard, qui cherchait des projets. Nous évoquâmes notre passion commune pour les True Crimes et je lui demandais s’il avait entendu parler de l’affaire du col Dyatlov. Je vous laisse deviner la suite.


Suivre l’enquête du procureur Ivanov vous permet de raconter le rôle trouble du KGB dans cette affaire. Cette dimension politique était tout aussi intéressante?
C.M.
Plus on creuse dans l’affaire Dyatlov et plus on se rend compte qu’il manque beaucoup d’informations. Il faut se remettre dans le contexte : nous sommes à quelques semaines du XXIe congrès du parti communiste russe. Khroutchev est en passe de concrétiser la sortie de l’ère stalinienne et d’asseoir son pouvoir face à ses principaux adversaires. La disparition dans des circonstances troubles de dix étudiants prometteurs, dont certains font partie de l’élite de la nation, pourrait créer des remous dans la société civile. Il est important que l’affaire soit close le plus rapidement possible pour revenir aux choses sérieuses.
En revenant sur l’affaire, on se rend compte que des dossiers ont disparu, que d’autres ont été modifiés et que l’enquête a failli être close alors que l’on n’avait pas encore retrouvé les quatre derniers corps. Lev Ivanov, dans un article de journal écrit soixante ans plus tard, se souvient même d’un militaire qui a subtilisé le carnet de notes des mains du cadavre de Semion, l’un des derniers alpinistes retrouvés. C’est une scène que j’ai voulu garder dans la BD pour montrer sa frustration. Si j’ai romancé les scènes avec le KGB, c’était pour donner un visage aux pressions que subit Lev Ivanov pendant son enquête. Il n’est jamais bon de poser trop de questions quand on vit dans une dictature, même si l’on est procureur.


Vous aviez d’ailleurs convenu d’une entrevue avec Teodora Hadjiyska, la spécialiste de cette affaire, mais les liens ont été brutalement coupés. De quoi alimenter la thèse complotiste?
C.M.
Nous avons échangé pendant longtemps avec Teodora, j’avais pris contact avec elle dès la signature du contrat, car j’utilisais intensément son site www.dyatlovpass.com qui est une véritable mine d’or. Pendant cinq ans, elle m’a accompagné dans l’écriture, m’a aidé en traduisant des documents et nous avions une belle relation de confiance. Je fais aussi partie des premiers lecteurs de son roman « 1079 The overwhelming force of Dyatlov Pass » qui, bien que faisant la part belle à une théorie complotiste dans son dernier chapitre, reste un document incontournable sur l’affaire.
Je pense que nos liens ont été brutalement coupés à cause de la guerre en Ukraine. Je n’ai jamais caché mon soutien aux Ukrainiens et j’imagine que pour elle qui souhaitait retourner en Russie sur les lieux de l’affaire, il était plus prudent de couper tout lien qui aurait pu lui valoir un intérêt négatif de la part des autorités russes. Mais je me perds sûrement en conjectures, j’espère que j’aurai l’occasion d’avoir un jour le fin mot de l’histoire.


Certaines hypothèses semblent échappées d’un épisode de « X-Files ». Cet aspect paranormal vous a également attiré?
C.M.
Bien sûr, mais ce sont celles que j’ai tout de suite voulu évacuer. On pense aux extraterrestres bien sûr, mais aussi au yéti, ou bien comme l’ont évoqué d’autres hypothèses fictionnelles : aux essais nucléaires, au voyage dans le temps ou aux expériences dignes de l’île du docteur Moreau. Cela éveille l’intérêt, nous met face à notre peur de l’inconnu et des monstres. Mais pour avoir déjà travaillé sur un album où la mort en montagne est évoquée (« Edelweiss »), je sais que le pire monstre qu’un alpiniste ou qu’un explorateur peut croiser est le froid. Je vous invite à relire le classique de Jack London « Construire un Feu » (qui a été superbement mis en image par Chabouté) pour vous faire une idée de ce qu’on du vivre nos disparus du Col Dyatlov.


Vous ne racontez pas votre intime conviction sur les faits, mais présentez toutes les hypothèses afin de laisser le lecteur se faire sa propre opinion…
C.M.
J’aurais pu écrire vingt pages de plus sur ma théorie, mais cela n’aurait eu que peu d’importance. Je n’ai pas la prétention d’avoir résolu l’énigme alors que je ne peux que faire des conjectures en me basant sur des connaissances qui remontent à plus de 60 ans et ont été traduites d’une langue que je ne connais pas. J’ai lu le roman de Donnie Eichar « Dead Mountain : The Untold True Story of the Dyatlov Pass Incident », et j’ai vu le film de Renny Harlin « The Dyatlov Pass Incident » et j’ai, à chaque fois, été déçu par l’explication qui est amenée. Cela donne l’impression qu’ils veulent imposer leur vision au risque de déshumaniser les victimes. J’avais plus envie de questionner le lecteur en lui amenant tous les ingrédients et en le laissant libre de préparer son propre plat avec.


Vous avez enquêté pendant cinq ans pour écrire ce livre. Est-ce que votre histoire a beaucoup évolué par rapport à votre idée de départ?
C.M.
Ce qui a évolué, c’est que je me suis autorisé à romancer certains passages, à faire des raccourcis scénaristiques et à garder une certaine licence artistique. J’aurais pu écrire une histoire documentaire qui reprend chronologiquement les faits, mais j’ai préféré faire évoluer en parallèle le trek des alpinistes et l’enquête de Lev Ivanov en provoquant des rebondissements thématiques. Une question qui se pose à la découverte d’un corps peut trouver une réponse dans la séquence suivante. De même, le désir profond d’un des futurs disparus trouvera une résonance dans la scène d’enquête qui suit. Je voulais réussir à écrire un livre intéressant du point de vue humain, à montrer les mécaniques qui sous-tendent un groupe face à la nature sauvage, comme celles qui portent un homme seul face à la machine d’un État.


Dans les remerciements, vous parlez d’un trek avec le dessinateur Jandro Gonzalez. Vous vous êtes rendu sur le chemin de l’expédition ? Si oui, qu’en avez-vous appris?
C.M.
(Sourire) Il s’agit d’un trek métaphorique, nous avons passé plus de quatre ans à travailler sur cet album. Il a parfois fallu couper des parties, en refaire d’autres, repenser la narration alors que je ne parle pas espagnol et qu’il ne parle pas français. Ça a été long et épuisant, il a fallu créer notre propre langage, mais nous sommes heureux d’y être arrivés ensemble. Pour l’anecdote, nous nous sommes rencontrés début septembre pour la première fois aux 77 ans du Lombard à Bruxelles ! Cependant, nous avons tous les deux la sensation d’avoir accompli quelque chose de grand : avoir marché jusqu’au col Dyatlov et en être revenus vivants.

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)

« Le mystère du col Dyatlov» par Cédric Mayen. Le Lombard. 19,95 euros.

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