Cyril Pedrosa: « L’impossibilité de mentir serait invivable »

Dans ce singulier récit d’anticipation se déroulant en 2050, Cyril Pedrosa imagine un sérum qui obligerait à dire toujours la vérité. « Sérum » s’interroge ainsi sur la notion de sincérité tout en dévoilant une histoire humaine qui manipule également le lecteur.

serum.jpgComment vous est venue l’idée d’un sérum qui obligerait les délinquants potentiels à dire la vérité ?
Cyril Pedrosa. L’idée de départ était de s’interroger sur ce que deviendraient nos vies si nous étions dans l’impossibilité de mentir, qui que nous soyons, délinquants ou pas. Et je dois avouer que je ne sais plus vraiment pourquoi je me suis posé cette question… Mais très vite, cela m’a amené à réfléchir aux enjeux de sincérité dans la vie intime et dans la vie publique, ce que nous avons un devoir moral de dire ou de taire. C’était un peu vertigineux de tirer le fil de cette idée, de mesurer à quel point l’impossibilité de mentir serait en fait humainement invivable. 



De cette réflexion est donc né le sérum…
C.P. Par associations d’idées, je crois que j’ai pensé au détecteur de mensonges, et de là imaginé un procédé chimique encore plus performant, le « sérum », qui contraigne à dire la vérité. J’ai choisi ce nom pour souligner la perversion du système politique qui le met en place. Le mot « sérum » suggère l’idée d’un remède à un mal, quelque chose qui vous protège, vous immunise. Or ce produit n’est pas du tout un remède, c’est un poison. Il détruit la vie de ceux à qui il est injecté.

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De cette idée géniale, vous avez construit une histoire centrée sur un personnage solitaire et peu bavard. L’humain devait être au cœur du récit ?
C.P. Ce n’est pas une obligation, mais c’est ce qui m’intéresse, et peut-être aussi suis-je incapable d’écrire autre chose. J’aime essayer de construire un récit à hauteur d’homme, essayer d’être en empathie avec les personnages, en se plaçant en quelque sort à leurs côtés. Si un être humain est contraint de dire la vérité en permanence, je crois qu’il n’a pas d’autre choix que de se taire autant que possible, et de se tenir à l’écart des autres. La moindre de ses paroles peut devenir douloureuse ou violente pour autrui. Il est, je crois, inévitablement rejeté par le corps social dans lequel il évolue. Kader, le personnage principal, est ainsi non pas parce que je l’ai choisi, mais parce que j’avais l’impression qu’il ne pouvait pas en être autrement. C’est d’ailleurs comme cela qu’est né un autre personnage, celui de Deborah, en imaginant que la seule relation apaisée que Kader puisse avoir un autre être humain soit virtuelle.



Sérum est aussi un récit d’anticipation politique. Est-ce une réaction à l’élection présidentielle du printemps dernier et à la montée du Front national ?
C.P. En réalité, l’histoire a été écrite bien avant la dernière élection présidentielle. Elle n’est pas non plus une réaction frontale à la montée du Front national, qui est un mouvement de fond depuis presque trente ans maintenant. Je n’avais pas l’ambition de faire un récit sur le thème « attention, soyons vigilant, regardez ce qui pourrait se passer ». C’était plus modeste que cela, plus simple. Je voulais jouer avec cette idée, voir où cela amène, et essayer modestement d’écrire une histoire bien ficelée. Bien sûr, il y a des éléments politiques dans le livre, mais d’une certaine manière ils sont secondaires, comme une toile de fond. Le plus important pour moi était Kader, ce qu’il vit, et comment il subit des évènements qui le dépasse.

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L’histoire se dévoile lentement et réserve un twist assez jouissif dans la dernière partie. Vous aviez la volonté de jouer un peu avec le lecteur ?
C.P. Oui, absolument ! J’avais très envie que le lecteur soit d’une certaine manière manipulé lui aussi, comme Kader peut l’être dans l’histoire. Je voulais que la manière dont les éléments se révèlent souligne la question du mensonge. C’était très amusant à écrire. Il fallait que chaque élément du récit soit solide, qu’à la relecture on puisse voir et comprendre certaines scènes d’une autre manière. Mais il faut le faire sans tricher, c’est-à-dire qu’il est par exemple interdit d’écrire quelque chose pour tromper le lecteur qui ne soit pas ensuite justifié.



C’est la première fois que vous écrivez pour un autre dessinateur. Est-ce que cela change quelque chose ?
C.P. Cela permet d’abord d’écrire une histoire que j’aurai été incapable de dessiner. Je suis nul en technologie et je n’ai pas de culture visuelle dans ce domaine. Dans la méthode de travail, cela implique aussi de chercher un terrain de jeu commun avec le dessinateur. On a pas mal parlé avec Nicolas en amont du livre, pour se connaitre, et pour que je puisse comprendre et sentir dans quel type d’univers il avait envie de travailler. Et c’était très intéressant, très stimulant, d’écrire dans une direction vers laquelle je ne serai pas allé naturellement.

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Est-ce que votre collaboration avec Nicolas Gaignard a fait évoluer Sérum ou est-ce que le livre est conforme à ce que vous aviez en tête au départ ?
C.P. C’était formidable de travailler avec Nicolas, parce qu’on avait pas mal d’échanges, de discussion autour de l’histoire sans jamais être parasités par des problèmes d’ego. Le livre est complètement dans l’esprit de ce que j’avais en tête, mais je crois qu’il est aussi conforme à la direction esthétique que Nicolas a voulu lui donner. Il y a mille manières de dessiner un scénario de bande dessinée, et je voulais absolument que Nicolas se sente très libre dans ces choix graphiques, de mises en scène… C’était très enthousiasmant de découvrir comment il donnait corps au récit grâce à son dessin.


Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne

(sur Twitter)

« Sérum » de Cyril Pedrosa et Nicolas Gaignard. Delcourt. 18,95 euros.

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