Nicolas Debon: « Je demeure ébahi que des hommes aient trouvé le courage de se lancer dans une telle aventure »

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Le Tour des géants mérite bien son titre. Avec des étapes de plus de 400 kilomètres sur des vélos de 15kg et sans dérailleur, des chutes, des sabotages et des crevaisons à foison, ce Tour de France 1910 dépassait toutes les limites du sport. Nicolas Debon le fait ici revivre avec émotion et passion.

Comment avez-vous découvert l’incroyable aventure de ce Tour de France 1910 ?
Nicolas Debon. J’ai commencé par découvrir une ou deux photos de coureurs des premiers Tours de France. J’étais frappé par leur aspect misérable, amaigris, le visage noirci par le soleil, maculés de boue et de poussière des pieds à la tête… Et j’ai voulu en savoir plus : à quoi ressemblaient ces premiers Tours de France, comment s’appelaient ces coureurs, comment vivaient-ils, que mangeaient-ils, que pensaient-ils ? Tourdes_geants.jpg J’ai voulu en savoir plus et, de fil en aiguille, je me suis focalisé sur cette édition 1910. Ce fut l’un des Tours les plus extraordinaires, avec l’apparition des cols de haute montagne, et un duel en quinze étapes entre deux coureurs exceptionnels : Faber et Lapize.

Qu’est-ce qui vous a le plus surpris ?
N.D.Lorsqu’on regarde la carte de ces premiers Tours de France, il est frappant de voir qu’ils s’efforçaient véritablement de suivre les frontières du pays. Ce qui veut dire qu’il fallait traverser les Alpes et les Pyrénées, même si cela n’avait jamais été fait auparavant, et même si les routes étaient épouvantables. Les étapes étaient bien plus longues qu’aujourd’hui puisque certaines dépassaient les 400 kilomètres. Et tout cela sur des vélos sans dérailleur, à une ou deux vitesses ! Je demeure ébahi que des hommes aient trouvé le courage, l’audace de se lancer dans une telle aventure.

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Vous avez immédiatement envisagé une adaptation en BD ?
N.D.
Le tout est venu ensemble. Je ne me serais peut-être jamais arrêté sur le Tour de France si je n’avais pas eu envie d’en faire une bande dessinée. En tant qu’auteur, c’est un peu comme si je voyais le monde qui m’entoure à travers des cases, le «moule» d’une bd. De temps à autre, certains dialogues, certaines situations vont faire mouche. C’est-à-dire que les personnages que je vais y placer, vont s’animer, s’étoffer, se mettre à inventer par eux-mêmes les cases manquantes. Ça a été le cas lorsque je me suis penché sur ce Tour de France.



C’est surtout un album qui va plaire aux amateurs de la Grande boucle, mais aussi à tous ceux qui ne se passionnent pas habituellement pour le Tour de France…
N.D.
Je ne souhaitais pas faire un album qui ne s’adresse qu’aux spécialistes, ni viser seulement le «grand public». Il se trouve que le Tour de France est un sujet très fédérateur – je n’en avais pas vraiment conscience quand je me suis lancé dans ce projet. C’est peu à peu, en parlant de mon travail que je me suis rendu compte que presque chacun avait une anecdote à me raconter sur le passage d’un Tour, ou un «fou de vélo» dans sa famille… Dans les années 50, Roland Barthes a écrit de magnifiques pages sur le Tour du point de vue d’un sociologue, qu’il qualifiait de «mythologie» des temps modernes. Le Tour fait partie de nous, de notre culture, peut-être parce que c’est une épreuve qui ne se joue plus dans un espace confiné, un stade, un vélodrome, mais a pour cadre un pays, avec ses paysages, ses villages et ses habitants.

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Vous êtes un passionné de vélo ?
N.D.
Je ne suis qu’un cycliste occasionnel. Mais je pratique depuis longtemps, à un niveau très amateur, des sports d’endurance et de plein air, dont le vélo bien sûr, qui m’ont fait comprendre ce qu’on peut ressentir au cours d’une journée d’efforts sous le soleil, la pluie ou la tempête. Ce sont des sensations très fortes, un rapport entre l’homme et le paysage, les éléments ; la manière aussi de gérer sa fatigue et sa course… J’ai vu passer quelques Tours de France dans mon enfance, je me souviens surtout que, comme le dit un personnage du « Fabuleux destin d’Amélie Poulain », «on l’attend très longtemps et il passe très vite».

Est-ce qu’il a été difficile de trouver de la documentation ?
N.D.
Je me suis posé des questions au début de mes recherches, car c’est une époque où il n’y avait ni télévision, ni radio, et les acteurs de cette aventure ont aujourd’hui disparu. En fait, l’essentiel de l’information passait par la voie écrite, par la presse. Outre le journal organisateur du Tour de France (L’Auto), il existait un grand nombre de quotidiens et d’hebdomadaires illustrés qui relataient l’événement : La vie au grand air, Le sport illustré… Après avoir lu les biographies modernes écrites sur les champions de 1910, j’ai pu visionner ces pages de journaux d’époque sur des microfilms. Les journalistes y écrivaient avec verve, humour et passion ; certains des articles sont un régal.



Graphiquement, votre trait respire un petit côté rétro…
N.D.
Il me semble que ce qui a bien fonctionné pour cet album, c’est qu’il s’est opéré, inconsciemment, une sorte d’adéquation entre mon trait et les personnages, les décors de l’époque. J’avais l’impression que mon trait était «à sa place», il avait la bonne «épaisseur» quand je dessinais les petites moustaches des coureurs, la courbe des boyaux ficelés autour des épaules, la géométrie gracieuse des bicyclettes, les formes anguleuses des vieux tacots, les parallèles des routes… Mon passé d’illustrateur jeunesse a sans doute contribué à développer ce style un peu primaire, voire «archaïque», qui se retrouve aussi dans la narration volontairement très linéaire, terre-à-terre.

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Après avoir lu cet album, le Tour de France d’aujourd’hui paraît bien fade… Est-ce qu’il y aurait tout de même de la matière à écrire un album ?
N.D.
Les champions d’aujourd’hui ont certainement gardé la même hargne, la même « gnaque » qu’autrefois ; le Tour de France reste une épreuve très difficile. Mais il a indéniablement perdu de son côté spectaculaire au profit de l’optimisation technologique. Courir cette épreuve dans les conditions de 1910 ne serait de toute manière plus acceptable, c’était pousser le bouchon trop loin, étendre l’endurance humaine à la limite de la rupture. Les Tours actuels, qui se jouent plus en finesse, en calculs, sont certainement plus difficiles à illustrer. Personnellement, je serais bien embêté de devoir reproduire les gammes de couleurs saturées des maillots actuels ; mais cela n’empêche pas que d’autres auteurs, avec d’autres univers graphiques, puissent y trouver matière à des récits très forts.



Propos recueillis par Emmanuel LAFROGNE

« Le Tour des géants » de Nicolas Debon. Dargaud, collection Long Courrier. 14,50 euros.

Voir également la chronique de l’album

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