Stéphane Betbeder: « Stranger Things a été le déclencheur »

Avec ses monstres lovecraftiens, son univers apocalyptique et ses nombreux mystères, « Créatures » semble vouée à devenir la nouvelle grande série dystopique pour la jeunesse. Stéphane Betbeder y démontre un formidable talent pour accrocher son lecteur. Nul doute que les plus grands se laissent eux-aussi happer par ce récit aux influences pop.

Le communiqué de presse décrit « Créatures » comme une dystopie pour la jeunesse dans la lignée de « Seuls ». Cette série a été une influence ?
Stéphane Betbeder.
Non, contrairement aux apparences, « Seuls » m’aurait même plutôt inhibé. Je me doutais en effet qu’en mettant en scène des enfants livrés à eux-mêmes dans une BD éditée par Dupuis, on allait inévitablement se prendre la comparaison à chaque fois dans les dents.
Avant de me lancer dans l’écriture de « Créatures », j’ai relu les intégrales « Seuls », et je me suis dit « allez, on y va ! », car mis à part le pitch, « Créatures » n’a pas grand-chose à voir et les développements sont on ne peut plus différents. Disons que dans un monde où tout doit pouvoir se résumer en une ligne, on est un ersatz de « Seuls », mais gageons qu’une fois notre série installée et que notre histoire se sera déployée sur plusieurs tomes, cette comparaison n’aura plus lieu d’être.

Est-ce qu’il y a eu alors un autre déclencheur ?
S.B.
C’est plutôt « Stranger Things ». Jusque-là, la culture pop m’a toujours un peu ennuyé, dans le sens où je ne voyais dans les films, séries, BD, estampillés « pop » qu’une resucée de personnages ou d’univers vus ailleurs. En moins bien. Du travail bâclé de fans sans imagination ou de fainéants. Mais « Stranger Things » a, pour moi, rebattu les cartes : il était donc possible de faire du nouveau, de l’original et du vachement-bien-foutu en recyclant de l’ancien. En jouant avec brio de ces références. En faisant une force de toutes ces influences qui ont nourri notre imaginaire enfant et ado.

Des enfants livrés à eux-mêmes, cela peut aussi rappeler « Deux ans de vacances » de Jules Verne ou « Sa majesté des mouches » de William Golding…
S.B.
Je n’ai pas lu « Sa majesté les mouches ». Par contre vous me remettez en mémoire cette lecture de Jules Verne et surtout son adaptation télé qui m’avait subjugué enfant. Mais peut être les références sont-elles plus à trouver dans les films des années 80 comme « Stand By Me » ou la série « Les Petits Génies ». Si je remonte encore plus loin, je citerais la vieille série en noir en blanc « Les Petites Canailles (The Little Rascal) » qui date des années 20 du siècle dernier. Merci à Récré A2 de les avoir rediffusées dans les années 80. C’est peut-être là l’origine de mon intérêt pour les histoires qui mettent en scène une bande de garnements. « Créatures » doit beaucoup à Dorothée, finalement !

Quand on écrit une série pour ado, est-ce que l’on est plus attentif à faire émerger certaines grandes valeurs humaines ?
S.B.
Oui, je fais particulièrement attention aux valeurs qu’on véhicule dans « Créatures ». Lorsque l’on est un jeune lecteur, on est malléable, influençable et sensible. Et plus ouvert qu’un adulte, aussi. On est des apprentis de la vie. Certaines lectures d’enfance nous marquent donc plus profondément, elles font partie de notre formation. Nous ouvrant des perspectives inconnues, elles peuvent influer sur le cours de nos vies, sur nos choix de carrière, sur notre morale aussi.
J’ai souvenir par exemple d’avoir lu que le célèbre éthologue Frans de Waal a eu sa vocation enfant en voyant les épisodes de « Lassie », série narrant les aventures d’une chienne Colley et de ses petits maitres diffusée à moult reprises depuis les années 50.

Vous avez donc une responsabilité envers vos lecteurs…
S.B.
Je pense en effet qu’on a une responsabilité en tant qu’auteur sur les récits qu’on offre aux jeunes lecteurs. Et c’est d’autant plus sensible aujourd’hui, avec les énormes défis à relever pour les jeunes générations concernant le changement climatique, la pénurie à venir en matière de ressources énergétiques, la chute affolante de la biodiversité. Les adultes – que ces jeunes lecteurs deviendront – auront la lourde charge de devoir construire sur les ruines que nous leur léguons.
Je me souviens avoir lu récemment une interview de Pierre Christin dans l’une des intégrales de « Valérian » qui disait en substance que tout récit, même le plus farfelu, est idéologique. Il faut avoir conscience de cette responsabilité. On n’écrit jamais pour rien et un livre qui se revendique 100% de divertissement est un mensonge. Ça n’existe pas.

Quelles seraient alors les valeurs véhiculées par « Créatures »?
S.B.
« Créatures » n’est d’abord pas un plaidoyer ni un manuel de bonnes mœurs. Je déteste les œuvres qui sont donneuses de leçon, celles où l’auteur abandonne sur le bord de la route ses personnages pour balancer sa grande morale. J’en vois beaucoup en ce moment en BD et j’essaie d’éviter cet écueil dans lequel il est facile de tomber si on n’est pas vigilants. Pour répondre plus précisément, les valeurs que j’y mets sont aussi celles qui m’animent, il n’y a pas de triche.
Je peux citer en vrac : l’entraide, la fraternité, le respect entre les générations mais aussi la dénonciation des limites de l’individualisme, du matérialisme, de l’accumulation de biens, de la propriété privée… Des valeurs et des critiques universelles qui sont, somme toute, assez communes, mais que je ne juge pas inutile de rappeler, surtout en ces temps troubles que nous traversons. J’essaie de les faire passer sans forcer la mule, tout en gardant un certain optimisme, un optimisme qui ne se voile pas la face, une bonne dose de bonne humeur et d’humour.

Avec « Créatures », vous n’hésitez pas à être parfois effrayant…
S.B.
Il y a deux types de livres refuge vers lequel aller dans une période telle que la nôtre : le livre doudou, récit positif qui permet de s’évader d’un quotidien plombé par les conséquences de la pandémie, et le livre dystopique, qui entre en résonance avec ce que l’on traverse. On entre évidemment dans cette seconde catégorie. J’avais conscience en créant cet univers qu’il était anticipatoire. Aujourd’hui, il prend d’autant plus de sens, peut-être parce que notre récit parait un tout petit peu moins fictionnel.
En cette période de troubles profonds, les monstres sont partout : la covid, bien sûr, mais aussi la dépression, le creusement des inégalités, les violences domestiques, la répression, la montée des extrémismes, les conflits nationalistes larvés qui éclatent… tout est exacerbé. Tout explose. Alors, oui, montrer des enfants courageux qui prennent le pouvoir sur leurs vies et qui triomphent des monstres peut avoir un effet cathartique et salutaire pour nos jeunes lecteurs !

Est-ce qu’il y a une limite à ne pas dépasser dans la violence pour une série jeunesse ?
S.B.
Il n’y a par exemple pas d’armes à feu dans notre série, malgré le fait que ça se passe aux États-Unis. La seule exception se trouve dans ce tome 1. Vanille se sert à un moment d’un fusil à canon scié qui ne contient qu’une balle. La seule qu’elle ait. Après son coup de feu, son arme devient inutilisable. Pas de munitions, pas de flingues accessibles dans notre New York. C’était une volonté de ne pas surajouter à la fascination pour les armes à feu qu’on voit partout dans les jeux vidéo ou dans les bouquins de survival. Pour rendre crédible cette limitation morale dans notre New York post-apocalyptique, j’ai dû trouver une raison qui tient la route. Elle sera expliquée dans le tome 2. Elle a une vraie logique dans cet univers et revêt un important enjeu dramatique que je ne peux vous révéler ici sans dévoiler des éléments essentiels de l’intrigue.
Une autre limite que nous ne franchirons pas : s’en prendre à l’intégrité physique de nos héros. J’ai dû promettre à notre directeur éditorial que je ne tuerai pas mes personnages. Je vais essayer de tenir parole.

Ce premier tome compte 72 pages. Il était important d’avancer suffisamment loin dans l’histoire ? Ou est-ce une autre raison ? Cela sera toujours des tomes de 72 pages ?
S.B.
Ce format, c’est le choix de Frédéric Niffle, notre directeur éditorial. Il avait ce nombre de pages en tête avant même qu’on signe le projet, puisque Dupuis sort plusieurs albums dans ce format. Et je dois dire que c’est un vrai confort : il permet de bien caractériser les personnages en ayant suffisamment de place pour les faire vivre sans négliger le côté spectaculaire du visuel inhérent à ce type de récit, ni casser le rythme. C’est, pour l’avoir expérimenté sur les deux premiers tomes de « Créatures », un format très équilibré. Il me convient d’ailleurs tellement que la nouvelle série jeunesse que je devrai écrire dans les prochains mois comptera elle aussi 70 pages. Je me vois mal revenir au 52 ou 46, j’aurais l’impression de régresser en essayant de faire rentrer au chausse-pied une pointure 49 dans du 37 et demi !

Beaucoup de mystères restent en suspens. C’est la clé du succès ?
S.B.
C’est trop tôt pour le dire, puisque l’album vient de sortir. Et s’il y avait une recette au succès, les librairies seraient remplies de best-sellers. En tous les cas, nous revendiquons le qualificatif de « Page Turner », ce qui signifie que pour tourner la lourde page impaire de chaque double page, il faut trouver un rebondissement qui donne envie de la soulever. On s’y attèle Djief, Frédéric et moi en discutant chaque fin de scène. Je ne compte pas les réécritures consécutives aux retours de mes deux comparses. Car dans cette aventure, on est plus un trio qu’un duo, puisque Frédéric intervient à chaque étape pour donner son avis. C’est d’autant plus précieux qu’il connait son affaire et qu’il est celui qui garde un minimum de recul pour pouvoir être pertinent. C’est essentiel. Djief et moi on a tellement le nez dessus que nous pouvons laisser passer des erreurs narratives (ou de lisibilité ou de clarté dans les intentions) pourtant visibles comme le nez au milieu de la figure !
En tous les cas, j’ai hâte que le second tome soit sorti, car, si on devait comparer « Créatures » à une série télé, les deux premiers tomes formeraient un tout cohérent. Notre pilote tient en un diptyque. Tous les enjeux y sont posés et les personnages bien plantés. Je suis d’ailleurs particulièrement fier du cliffhanger du tome 2 qui devrait, je pense, donner très envie de lire le suivant !

C’est votre deuxième série avec le dessinateur Djief. Vous avez immédiatement pensé à lui en écrivant ce projet ? Pourquoi c’était le dessinateur idéal pour « Créatures »?
S.B.
Non seulement c’est le dessinateur idéal pour « Créatures », mais c’est la moitié indissociable de « Créatures ». La série a été écrite pour lui, avec lui. Je me revois encore au moment d’envisager la suite de notre collaboration après « Les Liaisons Dangereuses – Préliminaires ». Nous discutions sur Skype, par écrans interposés, de nos envies. Je disais à Djief que j’avais très envie d’écrire une série lovecraftienne, Djief me disait vouloir dessiner une série jeunesse avec une bande de gamins. J’ai pris deux post-it, j’ai écrit « Lovecraft univers » sur le premier puis « Bande de gamins » sur l’autre et je les ai retournés pour que Djief les voit, puis les ai accolés l’un à l’autre. « Créatures » était né. Tout est allé assez vite dès ce moment, j’ai écrit rapidement un descriptif de chacun des enfants, Djief les a dessinés. Ils étaient là, tous différents, plein de vie. Ils existaient.

Avez-vous déjà une idée très précise de l’histoire dans son intégralité ou est-ce que cela peut dépendre de l’accueil des lecteurs ?
S.B.
Si « Créatures » ne trouve pas son lectorat, notre éditeur voudra qu’on finisse le plus tôt possible, donc en 3 tomes puisque le 2 est déjà écrit et que Djief n’a plus qu’une grosse dizaine de pages à dessiner. Si, par contre, « Créatures » est un succès, on devra en sortir un tous les ans jusqu’à notre mort. C’est contractuel, on est coincés (sourire).

Vous avez déjà une idée de comment la série se termine ?
S.B.
Oui, je visualise même l’ultime scène comme un film qui défilerait devant mes yeux. Je connais les grands passages obligés et révélations et pour le reste, je me laisse porter par les personnages. C’est un argument classique avancé par bon nombre d’auteurs. J’avais du mal à le comprendre en tant que jeune auteur ou que simple lecteur ; maintenant je sais par expérience que lorsque vous avez créé des personnages aux caractères bien trempés, il y a des choses qu’ils se refusent à faire. Et vous ne pourrez pas les forcer à agir contre leur volonté, même si ça arrange votre plan de scénariste. Par contre, en les laissant évoluer dans un univers préétabli, ils finissent toujours par vous surprendre. Et toute cette histoire devrait se résoudre en huit tomes. Et c’est mon dernier mot !

Vous ne voulez pas d’une série trop longue ?
S.B.
Je trouve ça complètement dingue que des séries dépassent les 20 tomes. Je ne parle même pas de celles à 50. Peut-être qu’autrefois, quand il n’y avait pas de surproduction et que les auteurs faisaient carrière avec des personnages récurrents, ça avait du sens. Aujourd’hui ça me dépasse. Je ne comprends pas. De la part des auteurs comme de celles des lecteurs, d’ailleurs. Ric Hochet a par exemple 78 tomes au compteur, avec toujours le même duo aux manettes. J’hallucine. Y a un côté performatif, « Guinness des records », qui m’impressionne, mais pour tout dire je trouve ça un peu flippant. Je n’ai ni ce côté obsessionnel, ni cette patience. En plus, je risquerai de m’emmerder avec toujours les mêmes personnages.
Donc, huit tomes, c’est confortable et amplement suffisant pour boucler la boucle. Et là, le mec se piège. Dans quelques dizaines d’années, si le Grand Innommable – qui décide de tout dans l’univers – nous prête vie, vous allez nous exhumer cette vieille interview alors que Djief et moi entamerons notre 49e tome de « Créatures ». Ce ne sera pas très fair-play de votre part, mais de bonne guerre (rires) !

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)

« Créatures – Tome 1. La ville qui ne dort jamais » de Stéphane Betbeder et Djief. Dupuis. 12,50 euros.

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