Serge Lehman: « Un feuilleton étrange et noir »

Véritable bijou visuel grâce aux dessins, aux couleurs et à la mise en scène de Frederik Peeters, « Saint-Elme » est également un formidable polar noir teinté d’humour et d’absurde. Son scénariste Serge Lehman a incontestablement été marqué par « Twin Peaks ».

« Saint-Elme » accroche dès le premier coup d’œil grâce aux dessins et aux couleurs de Frederik Peeters. Quelle ambiance souhaitiez-vous donner à cette série?
Serge Lehman.
À vrai dire, j’ai presque l’impression que c’est le désir que Fred avait de ces couleurs qui a déterminé l’ambiance. On savait dès le départ ce qu’on voulait : un feuilleton étrange et noir dans une petite ville isolée quelque part en Europe. Mais avec un pitch comme ça, on peut faire mille et une choses… Fred m’a envoyé des pages de croquis en couleurs et tout y était : les aplats saturés, les rouges et les violets… C’est ce que l’idée de départ lui a inspiré, c’est ce qu’il a vu. Et du coup moi aussi. Tout le reste découle de là.

Le récit avance également souvent par le dessin. Il est important de ne pas être trop bavard?
S.L.
Je ne l’aurais peut-être pas formulé comme ça, mais c’est assez juste. Après « L’homme gribouillé » où il y avait beaucoup de spéculations théoriques, de back-story et d’histoires dans l’histoire, je voulais quelque chose de lent et de calme, des situations qui s’imposent d’elles-mêmes, avec le moins de choses possible à expliquer. Et puis, la façon dont on travaille avec Fred m’incite aussi à miser davantage sur le dessin : je pioche tout ce que je peux dans ce que Fred dépose dans les coins et les arrières-plans de ses pages, les petits détails involontaires, pour le recycler plus tard dans l’histoire. C’est ce qui donne à « Saint-Elme » son développement organique.

La série s’appelle « Saint-Elme » pour souligner que cette petite ville de montagne est presque un personnage à part entière. Il est toujours intéressant scénaristiquement de développer une intrigue dans un univers clos?
S.L.
Disons que c’est une modalité classique du récit. Particulièrement quand on est imprégné comme moi de fantastique. Lovecraft, Stephen King, le Lynch de « Twin Peaks » situent tous leurs histoires dans des petites villes isolées, c’est consubstantiel à ce qu’ils racontent.

« Twin Peaks » semble avoir été une influence pour vous…
S.L.
Pour nous deux, oui. Mais bon, cette série est un monument de la pop culture, et une des premières grandes œuvres d’art du XXIe siècle. Peut-on échapper à son influence ?

« Saint-Elme » est aussi un polar. Quelles sont vos références dans ce genre?
S.L.
J’ai lu énormément de romans d’énigme quand j’étais ado, j’adorais ça – particulièrement les histoires de meurtres en chambres closes. Et puis, dans les années 1990, les nouveaux auteurs de polar français m’ont plu : Pouy, Benacquista, Dantec que j’ai un peu connu… Et j’ai toujours plus ou moins lu les grands thrillers du moment, sans parler du cinéma et des séries télé. En fait, je lis ou je regarde des polars assez régulièrement, ça fait partie de mon arrière-plan.

Après un premier tome où l’on découvrait la station et les enjeux de l’histoire, ce second livre s’attarde davantage sur les personnages. Est-ce que vous êtes très attentif à la progression de votre récit?
S.L.
Pas vraiment. On a un canevas général, mais il évolue. Le récit prend peu à peu son autonomie et c’est ce qu’on recherche. Je fais pour chaque tome un synopsis détaillé, séquence par séquence, mais avec beaucoup d’espace libre, de choses floues dans la narration, afin que l’inattendu puisse se produire. Et en général, c’est ce qui se passe. C’est comme ça qu’on a réalisé à la fin du tome 1 qu’on aurait besoin, non pas de quatre, mais de cinq albums pour boucler l’histoire. On veille en général à ce qu’il y ait une « grande scène » par tome, mais ça se fait de façon très organique, pendant la création. Il y a des moments où ça ressemble à un numéro d’équilibriste, mais c’est ce qui rend l’aventure passionnante.

Ce deuxième tome ouvre une porte qui pourrait mener vers le fantastique. C’est un genre dont vous semblez ne pas pouvoir vous éloigner…
S.L.
Non, vous avez raison, je finis toujours par y revenir. Dans « Saint-Elme », c’est encore assez nébuleux… J’ai envie d’essayer des choses un peu plus ténues et subtiles que ce que je fais d’habitude. On va voir ce que ça donne.

Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)

« Saint-Elme » par Serge Lehman et Frederik Peeters. Delcourt. 16,95 euros.

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