Rodolphe: «Je suis un grand lecteur d’Orwell»

Rodolphe aurait aimé adapter «1984» puis peut-être imaginer «2084». Ses réflexions ont finalement abouti à «Utopie». Le premier tome très réussi de cette nouvelle trilogie plonge immédiatement le lecteur dans un monde futuriste aseptisé. La lecture d’un livre, activité formellement prohibée, va cependant venir bouleverser la vie toute tracée de son héros.

C’est votre quatrième série de science-fiction chez Delcourt…

Rodolphe.
Je ne parle pas de science-fiction, mais davantage de spéculative fiction. Pour être très honnête, j’ai une formation littéraire et me suis toujours très médiocrement intéressé à la science. La part scientifique ne représente donc qu’une portion congrue de mes histoires.



Qu’est-ce qui vous plaît dans ce genre?

R.
La science-fiction est aujourd’hui la meilleure terre d’expression du fantastique, et même de problématiques qui peuvent toucher notre quotidien. Dans la littérature fantastique classique du XIXe siècle, chez Jules Verne ou Robert Louis Stevenson, il était question d’îles cachées, d’une terre creuse, de bizarreries fantastiques, de populations étranges ou de phénomènes inexplicables. Aujourd’hui, c’est absolument impossible. Notre planète est totalement quadrillée. On sait très bien qu’il ne peut plus y avoir d’île mystérieuse quelque part. La science-fiction permet alors de transposer cet univers fantastique et ces voyages extraordinaires dans le futur. Ce qui était un archipel devient un groupement d’astéroïdes, une frégate devient un vaisseau spatial. L’aventure est simplement déplacée dans l’espace et dans le temps.



C’est intéressant car souvent les auteurs expliquent qu’ils aiment d’abord la science-fiction parce que c’est le meilleur moyen de parler du réel…

R.
Je ne suis pas client des œuvres sociétales, que ce soit en littérature, en bande dessinée ou au cinéma. La fiction permet d’une part de prendre de la distance avec un quotidien qui a tôt fait de nous noyer de mauvaises nouvelles. Je pense que l’art a pour fonction de permettre à l’individu de respirer.



Dans cette série «Utopie», on retrouve des thèmes développés par Georges Orwell et surtout Ray Bradbury…

R.
Tout à fait. J’avais dans l’idée de faire une adaptation de «1984». J’ai d’ailleurs déjà adapté «La ferme des animaux» car je suis un grand lecteur d’Orwell. Quand le texte est tombé dans le domaine public, beaucoup d’auteurs se sont précipités. J’ai donc oublié et me suis finalement dit que les références d’Orwell n’étaient plus vraiment raccord avec notre époque. J’ai alors pensé faire «2084». Cela a été une base de réflexion et de cogitation qui a abouti à «Utopie». J’avais également d’autres livres référents qui me trottaient dans la tête comme «Le meilleur des mondes», «Fahrenheit 451» ou «Un bonheur insoutenable». Cette vision d’un futur où l’homme n’est plus qu’un numéro. Je revendique donc pleinement ces bonnes influences.



Les dessins mais aussi les couleurs de Griffo se prêtent parfaitement à votre société lisse et aseptisée…

R.
J’ai commencé à travailler sur «Utopie» avec Werner Griffo. On avait fait un one shot «Iruene» chez Daniel Maghen. Lors de l’un de nos longs voyages en train pour aller en salon, nous avons parlé de cette envie d’histoire de SF. Je l’ai écrite pour lui. J’avais donc d’emblée le trait de Werner en tête quand j’écrivais l’histoire. Cela a donc été une agréable découverte de voir ses planches mais pas une véritable surprise car j’imaginais déjà très bien le récit avec son univers graphique.



On est très vite happé par l’intrigue…

R.
En tant que lecteur, je suis très sensible au fait de pouvoir démarrer rapidement. Quand je peux, j’aime avoir une scène d’attaque qui va happer le lecteur et lui donner tout de suite envie de tourner la page suivante. Il faut rendre le lecteur prisonnier du récit (sourire).



Comment avez-vous construit cette histoire? Est-ce que vous avez débuté par définir ce futur orwellien ou par écrire la trame de votre intrigue?

R.
Ce qui est fondamental pour moi, ce sont les personnages. On n’a pas envie de s’intéresser à eux s’ils sont sans épaisseur. Il faut une humanité, une singularité, une profondeur. Je privilégie d’abord la création des personnages auxquels le lecteur peut plus ou moins s’identifier. Je les mets dans des situations diverses et vois comment ils réagissent. C’est comme s’ils devenaient vivants. Je m’endors avec eux. Quand je me réveille en pleine insomnie à trois heures du matin, ils sont toujours là à m’emmerder et on se bagarre. Ils ne me quittent pas. Ils me deviennent familiers. Je les observe et les écoute. Pendant que le canevas de l’histoire se déroule, je vois comment ils vont réagir. Tout est écrit dans leurs gènes selon la façon dont ils ont été construits. De façon plus prosaïque, j’ai une trame générale qui est très maigre avec un point de départ, un point d’arrivée et peut-être une ou deux péripéties. Je lâche ensuite mes personnages qui se mettent à courir à travers l’histoire.



Dans votre futur, les humains vivent dans une grande solitude émotionnelle, sans conjoint et sans famille. Cet isolement est-il un risque majeur pour notre futur?
R.
Oui. Pour prendre un exemple dans l’air du temps, les téléphones portables nous isolent de plus en plus. Les gens ne se parlent plus. On le voit quand on prend le train. Ils ont une quantité d’amis mais ce sont des amis Facebook qui n’existent pas ! Cette espèce de virtualité exclut les rapports humains. L’année dernière, j’ai fait un voyage en train dans un compartiment de six personnes. L’une d’entre-elle s’est d’entrée présentée à tous. Tout le monde a dû suivre, dire qui il était, ce qu’il faisait et où il allait. On a ensuite passé deux heures à bavarder. J’en suis sorti avec une impression d’humanité et de convivialité. La société d’aujourd’hui ne va pas dans ce sens. Sur un registre plus socio-politique, je remarque aussi que plus les gens sont isolés, plus ils sont manipulables.



On retrouve aussi cette idée dans « Utopie » avec l’interdiction des livres…

R.
Ce qui est surtout expliqué dans la série, c’est que la lecture du livre correspond à une espèce de cheminement personnel. Dans cet univers, il y aurait pu tout aussi bien avoir la lecture obligatoire. J’ai tout de même préféré supprimer le livre car il induit une activité personnelle solitaire. Le livre amène la différenciation des individus, un cheminement et des réflexions personnelles.


Propos recueillis par Emmanuel Lafrogne
(sur Twitter)

« Utopie » par Rodolphe et Griffo. Delcourt. 13,50 euros.

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